Quand l’intelligence artificielle prend une décision stratégique à la place du dirigeant

L’intelligence artificielle générative s’invite désormais dans les décisions qui, jusqu’ici, relevaient exclusivement du discernement humain. Non plus cantonnée à des tâches d’assistance, elle commence à peser sur des choix structurants pour les entreprises. Cette délégation, encore marginale en France, interpelle autant qu’elle intrigue. Certaines organisations ont pourtant franchi le pas et expérimentent, en conditions réelles, ce que signifie confier à une IA le soin de trancher.

Une délégation réelle, pas un simple gadget

Lorsque Charles Guilhamon, fondateur de Faguo, décide de repositionner une ligne de produits pour la rentrée 2024, il ne s’appuie pas seulement sur ses équipes internes. Il soumet également l’ensemble des données de vente, de retours clients, de tendances de recherche et de benchmark concurrentiel à une IA générative entraînée en interne. Cette IA ne lui fournit pas un rapport de synthèse, mais une recommandation argumentée, assortie de projections chiffrées, sur le segment à prioriser. Après validation, la marque suit cette orientation : abandon d’une gamme en perte de vitesse, mise en avant renforcée des produits recyclés sur le canal e-commerce.

Pour l’équipe dirigeante, il ne s’agit pas d’un test, mais d’un véritable transfert temporaire de la décision. “Le choix était prêt à être tranché, mais on a voulu voir si l’IA proposerait une alternative fondée. Et elle a posé une hypothèse que personne dans l’équipe n’avait envisagée, avec une logique très structurée,” confie Guilhamon. Le résultat s’est révélé concluant, les ventes de la nouvelle gamme dépassant les objectifs à trois mois.

Optimiser le temps des décideurs

La PME lyonnaise Yelda, spécialisée dans les assistants vocaux pour entreprises, a intégré une IA décisionnelle en 2023 dans le pilotage de ses offres commerciales. Face à un dilemme : maintenir une formule historique ou lancer une tarification dynamique sur abonnement, l’équipe marketing a choisi de laisser l’IA trancher, à partir de simulations croisées sur six mois. L’IA, nourrie de données internes et externes, a proposé un modèle hybride inédit. Là encore, c’est une décision opérationnelle qui en a découlé, et non un simple avis consultatif.

Selon leur directeur général, cette délégation a permis de désengorger des comités internes souvent paralysés par la recherche du consensus. “Ce que nous testons, ce n’est pas seulement l’efficacité de l’outil, mais aussi un nouveau mode de gouvernance : plus rapide, plus fluide, basé sur l’itération plutôt que sur l’attente d’un alignement parfait.” Le pilotage par IA ne se substitue pas à la vision stratégique, mais il libère du temps de cerveau pour les arbitrages à long terme.

Un outil d’aide à la décision devenu copilotage

Chez Klaxoon, la plateforme collaborative basée à Rennes, l’IA générative n’est plus cantonnée à des rôles d’assistance technique. Elle intervient dans la conception même des offres et des plans d’action commerciaux. Lors d’une refonte de leur tunnel d’onboarding clients, une IA a généré plusieurs parcours utilisateurs en fonction des typologies de comptes. L’équipe a retenu l’un des scénarios élaborés par l’outil, avec des ajustements mineurs. Résultat : un taux de conversion doublé en trois mois.

Le directeur produit de l’entreprise parle désormais de “copilotage stratégique” : un système où l’IA propose, argumente, projette. L’humain valide, ajuste ou rejette. Mais la dynamique décisionnelle est bien enclenchée par la machine. Ce modèle inspire aujourd’hui d’autres scale-ups françaises, notamment dans la HealthTech et les EdTech, qui cherchent à combiner leur vision métier avec la capacité de calcul prospectif de l’intelligence artificielle.

Des limites encore nettes mais évolutives

Tous les dirigeants ne sont pas prêts à céder du pouvoir à une entité algorithmique, même entraînée avec soin. Chez ManoMano, les fondateurs ont testé un système d’IA pour optimiser la logistique sur certains flux critiques. Mais lorsque le système a recommandé de concentrer les stocks sur une région spécifique, l’équipe a préféré temporiser. “L’analyse était mathématiquement solide, mais elle ne tenait pas compte d’un contexte local particulier que seule une lecture humaine pouvait appréhender,” explique un cadre de la direction opérationnelle.

C’est là l’une des principales réserves exprimées par les dirigeants français : l’IA raisonne en logique, parfois avec plus de rigueur que les humains, mais elle reste aveugle aux signaux faibles qui relèvent du terrain ou de l’intuition entrepreneuriale. Pourtant, ces mêmes dirigeants reconnaissent que l’outil affine progressivement ses propositions à mesure qu’il est confronté à la réalité, corrige ses biais et apprend des refus.

Vers une nouvelle culture du risque

Déléguer une décision à une IA, ce n’est pas nier la responsabilité du dirigeant, c’est assumer une autre façon de l’exercer. Chez Alan, la direction a expérimenté une réorganisation partielle des équipes commerciales sur la base de suggestions générées par IA : redéfinition des secteurs, réaffectation des leads, nouveaux critères de scoring. Une part significative des ajustements proposés a été appliquée. Dans les mois suivants, la performance commerciale a progressé de 17 %. La direction y voit un indicateur clair : il ne s’agit pas d’avoir confiance aveuglément, mais de reconnaître que certaines décisions techniques peuvent être mieux prises par un système qui n’a ni égo, ni fatigue, ni biais émotionnel.

Ce type de test ne peut réussir que si l’entreprise accepte de ne pas avoir toujours raison, tout de suite. Le rapport à l’erreur change : il devient data-driven, itératif. La décision ne s’impose plus d’un seul coup, elle se construit par ajustements successifs. Pour les dirigeants qui s’y engagent, ce n’est pas seulement un gain de temps, c’est une transformation profonde de leur posture. Non plus celle du décideur omniscient, mais du chef d’orchestre qui choisit les bons instruments — et accepte parfois de laisser l’IA jouer la première note.

Un apprentissage organisationnel en temps réel

L’une des retombées les plus intéressantes de ces expérimentations réside dans la manière dont les équipes elles-mêmes s’approprient progressivement les recommandations générées par l’IA. Chez OpenClassrooms, une cellule interne dédiée à l’analyse pédagogique a commencé à intégrer les suggestions d’une IA pour adapter les formats de formation en fonction du comportement des apprenants. À l’origine considérée comme un outil complémentaire, cette IA est désormais perçue comme un véritable catalyseur de décisions collectives. Les équipes ne se contentent plus de valider ou non ses propositions : elles s’en servent comme point de départ pour restructurer des méthodes de travail, repenser des parcours ou initier des chantiers transverses. C’est cette dynamique d’apprentissage organisationnel continu — déclenchée par la confrontation à une logique autre — qui marque peut-être le changement le plus profond dans la culture managériale. L’IA ne remplace pas les individus, elle modifie leur manière de réfléchir ensemble.

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