Quand il faut dire stop : faire le deuil de son entreprise

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Fermer une entreprise. Abandonner un projet dans lequel on a mis des mois, parfois des années, de travail et d’espoir. Pour beaucoup d’entrepreneurs, ce moment est vécu comme un échec intime, un revers silencieux que l’on préfère enfouir plutôt qu’assumer. Pourtant, mettre fin à une aventure entrepreneuriale n’est ni rare, ni honteux. C’est une réalité structurelle du parcours, et bien souvent une étape nécessaire avant de rebondir. Mais cette réalité, si banale sur le papier, est d’une violence émotionnelle redoutable lorsqu’on la traverse.

Un tabou bien enraciné dans l’écosystème français

La culture entrepreneuriale française valorise le succès, l’innovation, la croissance. On célèbre les levées de fonds, les ouvertures de filiales, les réussites fulgurantes. Mais on parle rarement, voire jamais, de ceux qui doivent fermer boutique. Ce silence nourrit une forme de solitude, renforcée par la pression sociale et la peur d’être catalogué comme “celui qui a échoué”.

Antoine Hubert, fondateur d’Ynsect, avait évoqué avec pudeur en 2023 la fermeture de l’un de ses sites industriels, conséquence d’un recentrage stratégique. “On vous regarde différemment quand vous n’êtes plus dans l’euphorie des débuts. Et pourtant, on continue d’avoir les mêmes convictions, la même énergie, mais le contexte impose un autre tempo.” Ce témoignage rare rappelle que l’arrêt d’un projet, même temporaire, reste difficile à vivre émotionnellement, y compris dans les entreprises les plus innovantes.

Un effondrement identitaire autant qu’économique

Pour l’entrepreneur, l’entreprise n’est pas qu’une structure juridique. C’est un prolongement de soi, de ses idées, de ses convictions. Lorsque le projet s’effondre, c’est souvent l’identité même du fondateur qui vacille. “J’ai mis deux ans à sortir de cette spirale mentale”, raconte la Bordelaise Sophie Soubiran, qui avait lancé une marque de vêtements écoresponsables avant de devoir arrêter, faute de rentabilité. “Je me suis sentie inutile. Plus personne ne m’appelait. Je n’étais plus ‘la fille qui monte’, j’étais juste une ex-entrepreneuse.”

Cette perte de repères s’accompagne souvent d’un épuisement physique et moral. Après des mois de lutte pour sauver l’activité, le moment de fermer marque rarement une libération immédiate. Il laisse place à un vide, une forme de deuil qui, comme tout processus de séparation, nécessite du temps, de l’acceptation et parfois un accompagnement extérieur.

Rebâtir après la tempête : une reconstruction progressive

Certaines structures commencent à s’intéresser à cette phase critique. À Lyon, l’incubateur Ronalpia a mis en place un dispositif d’accompagnement pour les entrepreneurs en sortie de projet. Objectif : permettre une prise de recul sereine, éviter l’isolement et poser les bases d’un futur rebond. Car le risque, lorsque ce deuil n’est pas traversé pleinement, est de repartir trop vite dans un nouveau projet, sans avoir digéré le précédent.

La psychologue du travail Florence Peronnet, qui intervient auprès de dirigeants en transition, explique : “On observe souvent une forme de déni : les fondateurs préfèrent dire qu’ils pivotent ou qu’ils changent d’activité plutôt que d’accepter que leur entreprise est morte. Or, tant que cette étape n’est pas reconnue, elle continue de parasiter les décisions futures.”

Briser l’omerta pour mieux apprendre

Le discours ambiant qui glorifie la résilience ne doit pas se transformer en injonction à cacher la douleur. Plusieurs figures de l’écosystème commencent à ouvrir la voie à une parole plus libre. En 2021, Roxanne Varza, directrice de Station F, avait publié une tribune remarquée sur les “échecs invisibles” de la tech française. Elle y soulignait le décalage entre la réalité vécue par de nombreux fondateurs et l’image lisse des réseaux sociaux. “Il faut créer des espaces pour parler aussi de ce qui ne marche pas. Car ce sont ces récits qui permettent aux autres de se sentir moins seuls.”

Cette mise en mots, lorsqu’elle est partagée dans des cercles d’entrepreneurs ou lors de retours d’expérience, permet souvent de transformer la blessure en apprentissage. Le fondateur de Balumpa, une appli d’organisation d’événements, a raconté publiquement en 2019 comment la fermeture de son projet l’avait conduit à développer une approche plus robuste du modèle économique dans ses initiatives suivantes. Ce recul, rendu possible par un travail d’analyse post-fermeture, est souvent une clé de réussite dans les projets d’après.

L’humain, encore et toujours, au cœur du parcours

Une entreprise peut mourir. Ce n’est pas un aveu d’incompétence. C’est souvent une résultante de contextes économiques, de conjonctures défavorables, ou simplement d’une inadéquation temporaire entre le produit et le marché. Ce n’est pas l’entrepreneur qui échoue, mais le projet qui s’arrête.

Il est donc urgent que l’écosystème, les réseaux d’accompagnement, les institutions, prennent en compte la dimension humaine du parcours entrepreneurial. Intégrer un volet psychologique dans les programmes de soutien, favoriser les groupes de parole entre fondateurs, valoriser les récits de ceux qui ont chuté puis rebondi : autant de pistes pour faire évoluer les mentalités.

Transformer la fin en nouvel élan

Faire le deuil d’une entreprise, ce n’est pas tourner le dos à son ambition. C’est lui donner une autre forme. Accepter qu’un cycle s’achève, pour mieux préparer le suivant. Les entrepreneurs qui réussissent à transformer cet arrêt en tremplin témoignent souvent d’une maturité renforcée, d’une vision clarifiée et d’une résilience réelle, non fantasmée.

C’est aussi à cette condition que l’entrepreneuriat français pourra devenir plus durable, plus inclusif, et surtout plus humain. Car un écosystème où l’on a le droit de rater est un écosystème dans lequel on ose plus, on crée mieux, et on se relève plus fort.

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