Pourquoi les chefs d’entreprise évitent encore l’épargne salariale

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Malgré les incitations fiscales et les appels répétés des pouvoirs publics, l’épargne salariale reste encore marginale dans les petites et moyennes entreprises françaises. Alors même qu’elle est conçue pour fidéliser les équipes et associer les salariés à la performance, de nombreux dirigeants s’en détournent. Moins par ignorance que par prudence. Derrière ce désengagement, se cachent des craintes d’ordre culturel, juridique et opérationnel, rarement prises en compte dans les discours incitatifs.

Une complexité perçue comme dissuasive

Pour beaucoup de dirigeants de PME, l’épargne salariale reste un dispositif flou, voire opaque. Le vocabulaire technique (PEE, PERCO, abondement, forfait social, intéressement, participation) alimente une impression de complexité juridique et fiscale. Selon une enquête publiée en 2023 par le cabinet Eres, 41 % des dirigeants de PME reconnaissent ne pas comprendre pleinement les mécanismes de l’épargne salariale, même après en avoir entendu parler. Cette perception freine le passage à l’acte, en particulier dans les structures qui ne disposent pas d’un service RH ou juridique structuré.

À cela s’ajoute le poids des obligations déclaratives et des évolutions fréquentes du cadre réglementaire. Les dirigeants qui gèrent déjà seuls la paie, les contrats ou les relations sociales perçoivent l’épargne salariale comme un chantier supplémentaire, dont les bénéfices restent incertains à court terme.

Une défiance liée au contrôle de la redistribution

Certains dirigeants expriment une réticence à l’idée d’installer des dispositifs formalisés de partage de la valeur. En 2022, dans une interview accordée à Chef d’Entreprise Magazine, Bernard Reybier, président du groupe Fermob, expliquait préférer des formes de reconnaissance directe et personnalisée plutôt que des mécanismes collectifs figés. “Je veux pouvoir ajuster, reconnaître en fonction des situations, pas selon un schéma uniforme.” Ce rapport à la récompense, où la main du dirigeant reste visible, traduit une posture encore fréquente dans les PME françaises.

Même dans les entreprises bénéficiaires, l’idée que la répartition d’un intéressement échappe à l’arbitrage du dirigeant suscite des réserves. Le lien direct entre performance individuelle et reconnaissance managériale reste souvent considéré comme un fondement de l’engagement. L’épargne salariale est parfois perçue comme une mécanique impersonnelle qui affaiblit ce lien.

Un effort qui semble déconnecté des réalités de trésorerie

L’un des freins les plus cités par les dirigeants concerne la gestion de trésorerie. Même si l’épargne salariale est soumise à des conditions de rentabilité, les entreprises restent libres de définir les critères d’éligibilité à l’intéressement. Pourtant, dans les faits, beaucoup craignent une tension de trésorerie en cas d’engagement pluriannuel. Dans une étude Bpifrance Le Lab de 2022, près de 50 % des dirigeants interrogés disent redouter de devoir verser une prime alors même que les charges fixes augmentent.

Cette prudence s’explique aussi par le manque de visibilité économique à moyen terme. Dans une PME industrielle confrontée à des cycles de production irréguliers, l’idée d’un mécanisme récurrent de redistribution est perçue comme incompatible avec la volatilité des marges.

Des dispositifs mieux connus mais peu internalisés

En 2022, le gouvernement a mis en place une nouvelle série de mesures destinées à simplifier l’épargne salariale dans les PME : baisse du forfait social, allègement de certaines obligations de mise en place, introduction de modèles types de contrats. Ces efforts ont été salués par les organisations patronales, mais leur appropriation reste lente.

Chez TLM Systems, société lyonnaise de composants mécaniques, la direction a choisi d’ouvrir un PEE fin 2022, après plusieurs années d’hésitation. “Ce qui nous a décidés, ce n’est pas la fiscalité mais la demande explicite des salariés”, explique la DRH dans une interview à L’Usine Nouvelle. Le dispositif reste toutefois limité à une partie de l’effectif, et son abondement est revu chaque année selon les résultats. Preuve que même lorsqu’ils franchissent le pas, les dirigeants conservent une approche prudente et modulable.

Une logique de transmission entrepreneuriale parfois en conflit avec le collectif

Chez certains fondateurs, notamment dans les entreprises familiales ou patrimoniales, la réticence à l’épargne salariale s’inscrit dans une vision plus large de la transmission. Le capital reste une affaire privée, et l’idée de partager durablement les fruits de la croissance avec tous les collaborateurs peut apparaître comme une dilution symbolique de l’autorité.

Cette posture n’est pas idéologique mais identitaire. Elle traduit la frontière encore vive, dans de nombreuses PME, entre ce qui relève de la gestion collective et ce qui reste du domaine du chef. Comme le soulignait un rapport de France Stratégie en 2021, l’épargne salariale est souvent perçue comme un levier exogène à la culture managériale des dirigeants de PME, même s’ils en reconnaissent l’intérêt sur le papier.

Un levier encore sous-estimé par manque de récits patronaux

Les dispositifs d’épargne salariale restent encore largement promus par l’administration, les experts-comptables et les acteurs institutionnels. Mais les témoignages de dirigeants ayant intégré ces outils dans leur stratégie managériale restent rares. Ce déficit de récits inspire peu les autres patrons, qui peinent à se projeter dans un modèle perçu comme réservé aux grandes structures.

Certaines initiatives cherchent à combler ce vide. Le réseau CroissancePlus organise depuis 2023 des ateliers entre dirigeants sur la mise en place concrète de l’intéressement, avec des retours d’expérience sans filtre. Mais ces formats restent marginaux face à la masse d’entrepreneurs qui, par manque de temps, de clarté ou de conviction, préfèrent différer indéfiniment cette décision.

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