Pourquoi certaines entreprises accordent une journée d’inactivité mensuelle à leurs salariés

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En tant que dirigeant, on valorise naturellement l’efficacité, l’atteinte des objectifs, la mobilisation continue. Pourtant, certaines entreprises françaises ont fait un pari contre-intuitif : introduire des temps de pause imposés dans les agendas, sans objectif de production, sans réunion, sans tâche à accomplir. Non pas pour réduire la charge mentale ponctuellement, mais pour améliorer la performance sur le long terme. Ces journées dites de « repos actif » ne sont ni des congés, ni des RTT déguisés. Elles s’inscrivent dans une stratégie globale de gestion de la créativité et de la concentration.

Redonner de l’espace au cerveau

Chez Shine, la néobanque française destinée aux indépendants, chaque collaborateur bénéficie d’une journée par mois sans réunions ni sollicitations, baptisée « journée focus ». Officiellement, rien n’est exigé : lire, marcher, dessiner, dormir ou simplement s’ennuyer. L’idée n’est pas de “produire autrement”, mais de ne pas produire du tout. Cette approche repose sur une conviction neuroscientifique : la créativité naît souvent dans les moments d’inactivité apparente. Plusieurs études relayées par des cabinets comme Cog’X ou le Centre d’Études sur le Stress Humain ont démontré que les phases de repos non stimulé permettent à l’esprit de consolider les apprentissages et de générer des idées nouvelles.

Des dirigeants comme Nicolas Brusson, cofondateur de BlaBlaCar, insistent sur l’importance d’alterner phases de concentration intense et périodes de relâchement total. Lors de la structuration de l’internationalisation de l’entreprise, certaines décisions majeures ont émergé non pas en salle de réunion, mais à l’issue de retraites d’équipe en pleine nature, sans programme prédéfini. Pour lui, il est plus rentable de laisser les cerveaux déconnecter une journée par mois que de maintenir une productivité en flux tendu qui épuise les ressources mentales. Ce rythme respiratoire offre un socle solide à la prise de décision stratégique. Il ne s’agit pas seulement de ménager l’humain, mais de créer les conditions concrètes d’un discernement durable.

Briser le cycle de l’urgence

L’une des conséquences les plus dommageables du travail en continu est l’illusion de l’urgence. Dans de nombreuses structures, le quotidien devient une suite d’interruptions, d’e-mails et de sollicitations immédiates, laissant peu de place à la réflexion de fond. L’agence de communication parisienne Muxu. Muxu a introduit un jour de « vide stratégique » tous les premiers vendredis du mois. Aucun client n’est contacté, aucun livrable n’est attendu. L’objectif est clair : recréer un temps de respiration dans l’organisation, capable de casser le rythme imposé par les urgences.

Cette pratique est née d’un constat : la surcharge opérationnelle tue la prise de recul. Les fondateurs de l’agence ont observé qu’après ces journées de calme organisé, les équipes revenaient non seulement plus disponibles, mais aussi plus pertinentes dans leurs propositions. Depuis la mise en place de ce rythme mensuel, plusieurs projets ont connu une inflexion stratégique inattendue, rendue possible uniquement par ce retrait volontaire du tumulte habituel. Ce moment de silence collectif agit comme une remise à zéro cognitive, indispensable dans les secteurs où la créativité est une ressource centrale. Il devient ainsi un outil de management du temps et de la lucidité.

Des effets visibles sur l’engagement

Les DRH de PME témoignent d’un bénéfice direct sur la motivation et l’engagement. Chez Back Market, l’équipe RH a expérimenté pendant six mois une journée de « déconnexion intentionnelle » mensuelle, où tout le monde — managers compris — devait s’absenter des canaux internes. Le test, initié en pleine période de forte croissance, visait à prévenir l’épuisement des talents-clés. Résultat : baisse du turnover et hausse nette des évaluations internes en termes de qualité de vie au travail.

Ce type d’initiative ne repose pas uniquement sur une logique de bien-être. C’est aussi une stratégie d’attraction. Dans un marché du travail où les candidats qualifiés sont de plus en plus sélectifs, proposer un modèle d’organisation intégrant du vide structuré peut devenir un avantage compétitif. Le groupe Iliad, maison-mère de Free, a lancé en interne une réflexion sur l’intégration de “bulles blanches” dans les emplois du temps hebdomadaires de ses équipes tech, en observant une corrélation entre ces temps préservés et les pics d’innovation. Le modèle hybride de performance, alternant rigueur et retrait, semble d’ailleurs séduire davantage les profils seniors et les jeunes diplômés lassés des environnements constamment connectés.

Créer les conditions de l’intelligence collective

L’un des bénéfices les plus inattendus de ces journées à “ne rien faire”, c’est leur effet sur la qualité des échanges entre collaborateurs. Lorsque la performance individuelle est mise temporairement entre parenthèses, les dynamiques collectives changent. Des entreprises comme Makesense, qui accompagnent des projets à impact, utilisent ces temps de pause active pour organiser des « zones libres » où les salariés peuvent réfléchir à des projets transversaux, sans pression de résultat.

Ce sont souvent ces instants déconnectés qui permettent aux idées les plus audacieuses de surgir. Et ce, parce qu’ils échappent aux contraintes habituelles d’un cadre de production. Lorsqu’on introduit une journée mensuelle sans objectif explicite, on crée paradoxalement un espace fertile pour l’intelligence collective, dégagée des hiérarchies et des impératifs du court terme. Ces moments de suspension deviennent alors des lieux de convergence pour les intuitions éparses, une sorte de sas de recomposition stratégique.

Une pratique encore marginale mais prometteuse

Les entreprises françaises qui ont institutionnalisé ces pauses sont encore minoritaires, mais leur nombre augmente. Certaines, comme Alan ou PayFit, observent une montée en puissance des demandes internes pour formaliser davantage ces espaces de respiration. Il ne s’agit pas d’une tendance passagère mais d’un changement de paradigme dans la gestion des ressources humaines et intellectuelles.

À l’heure où l’on parle d’épuisement cognitif, d’infobésité et de surcharge mentale, offrir un temps de vide structuré devient un acte de pilotage éclairé. Pour les dirigeants qui ont adopté cette pratique, c’est une façon d’accorder à leurs équipes — et à eux-mêmes — le droit de ralentir pour mieux avancer. Une forme de contretemps assumé, mais profondément productif.

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