Le syndrome de l’imposteur chez les chefs d’entreprise à succès

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On l’associe souvent à la jeunesse, à l’inexpérience ou à un manque de confiance passager. Pourtant, le syndrome de l’imposteur frappe aussi les dirigeants aguerris, parfois au sommet de leur réussite. Derrière une croissance maîtrisée ou une levée de fonds remarquée, certains patrons de PME ou fondateurs de scale-up admettent vivre avec un sentiment diffus d’illégitimité. Non pas parce qu’ils échouent, mais précisément parce qu’ils réussissent sans toujours se sentir à la hauteur de ce que leur entreprise, leur équipe ou leur environnement attendent d’eux.

La réussite comme déclencheur

En 2022, lors d’un entretien pour Les Échos Entrepreneurs, Céline Lazorthes, fondatrice de Leetchi et Mangopay, expliquait avoir ressenti un fort malaise au moment où sa société atteignait une dimension européenne. “J’ai eu l’impression qu’un jour quelqu’un allait s’apercevoir que je ne méritais pas d’être là.” Cette déclaration, venue d’une entrepreneuse considérée comme un modèle de réussite tech française, a surpris par sa sincérité. Elle rejoint d’autres témoignages similaires, plus fréquents qu’on ne l’imagine.

Le syndrome de l’imposteur ne survient pas dans les phases de doute, mais souvent après des succès visibles : publication d’un chiffre d’affaires en forte hausse, valorisation élevée, entrée en bourse ou revente. À ces moments précis, l’écart entre l’image projetée du dirigeant et ce qu’il ressent en interne devient particulièrement difficile à porter. Le succès devient une source d’angoisse plutôt qu’un marqueur de légitimité.

Un isolement renforcé par la notoriété

Lorsque la réussite médiatique s’ajoute au développement économique, l’isolement du dirigeant s’accentue. En 2021, Alexandre Mars, entrepreneur et philanthrope, évoquait dans Challenges les difficultés à se confier sur ses incertitudes, alors même que son nom était associé à la réussite sociale et solidaire. “Dès que vous réussissez, les gens pensent que vous avez toutes les réponses. Mais ce n’est pas vrai.” Le syndrome de l’imposteur ne signifie pas qu’on doute de ses compétences techniques, mais qu’on n’arrive plus à relier son identité intérieure à l’image publique véhiculée.

Ce phénomène est renforcé par les effets de projection de l’écosystème entrepreneurial. L’entrepreneur est souvent perçu comme un rôle à tenir, un costume à enfiler, avec peu de marge pour la vulnérabilité. Les réseaux d’affaires et les médias spécialisés attendent de lui qu’il incarne un cap, une vision, une stabilité. Peu d’espace est prévu pour les moments de flottement ou d’auto-interrogation.

Le perfectionnisme comme facteur aggravant

Chez les dirigeants à haut niveau d’exigence, le syndrome de l’imposteur se manifeste moins par la peur de l’échec que par l’incapacité à se satisfaire d’un succès. Pauline Laigneau, cofondatrice de Gemmyo, évoquait dans son podcast Le Gratin combien le doute revient régulièrement, même après des projets aboutis : “Je me dis souvent : et si ce que j’ai construit ne valait rien ?” Une forme d’auto-sabotage intérieur, nourrie par un besoin de contrôle permanent.

Ce sentiment est exacerbé dans les phases de transition de l’entreprise : changement d’échelle, ouverture à l’international, structuration managériale. Ces étapes exigent de déléguer, de s’extraire des opérations, donc de lâcher une partie de ce qui rassurait. Pour certains dirigeants, ce lâcher-prise est vécu comme un recul de leur propre légitimité dans la réussite collective.

La difficulté à exprimer le doute dans la culture entrepreneuriale française

En France, le dirigeant reste peu encouragé à parler de ses failles ou de ses incertitudes. Dans un pays où le récit entrepreneurial valorise le courage, la maîtrise et l’endurance, il existe peu d’espace pour le doute existentiel ou identitaire. Frédéric Mazzella, fondateur de BlaBlaCar, expliquait lors d’un événement France Digitale Day que l’écart entre la perception externe et la réalité du quotidien pouvait être vertigineux : “On vous félicite pour ce que vous êtes en train de construire, mais parfois vous, vous ne vous reconnaissez pas dedans.”

Le syndrome de l’imposteur, dans ce contexte, devient un sujet tabou. Il n’apparaît qu’à travers des confidences postérieures, des podcasts personnels, des prises de parole souvent isolées. Aucun espace institutionnalisé n’existe aujourd’hui pour permettre aux dirigeants d’en parler collectivement, dans un cadre neutre et sécurisé.

Des ressources encore rares pour les dirigeants concernés

Contrairement aux cadres ou salariés, les dirigeants ne bénéficient d’aucun accompagnement psychologique systématique. Les programmes de coaching sont parfois disponibles via les réseaux comme Réseau Entreprendre ou Bpifrance, mais ils ne ciblent pas spécifiquement ce type de mal-être. En 2022, un groupe de dirigeants accompagnés par The Boson Project a évoqué lors d’un rapport confidentiel la nécessité d’inventer de nouveaux espaces de parole “hors performance”, pour évoquer ce qui ne peut pas être dit ailleurs.

Les clubs de dirigeants, souvent axés sur la stratégie ou les échanges de bonnes pratiques, ne traitent que marginalement les affects liés au pilotage. Le soutien émotionnel reste un impensé du management entrepreneurial en France, contrairement à ce qu’on observe dans certains cercles anglo-saxons où les groupes de parole entre fondateurs sont structurés de longue date.

Quand la réussite devient suspecte à ses propres yeux

Ce qui rend le syndrome de l’imposteur si particulier chez les chefs d’entreprise, c’est qu’il ne survient pas en dépit de leur réussite, mais en raison de celle-ci. Plus leur entreprise croît, plus ils doutent de leur propre légitimité à incarner ce succès. Ce paradoxe, peu documenté, est pourtant central dans les trajectoires de nombreux fondateurs.

Le fondateur de Devialet, Quentin Sannié, déclarait en 2020 qu’il lui avait fallu des années pour accepter que l’innovation qu’il portait n’était pas un accident. “Je pensais que c’était trop beau pour être vrai. J’attendais le moment où on me dirait : c’est terminé.” Une phrase qui résonne chez bien des entrepreneurs, même à la tête d’un succès avéré.

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