Le mentorat inversé : quand les dirigeants se forment auprès des jeunes

A lire !

Ce n’est plus un gadget RH ni une posture de communication. Le mentorat inversé s’installe peu à peu dans les pratiques des dirigeants français comme un outil de veille, d’adaptation stratégique et parfois même de transformation managériale. En donnant la parole aux plus jeunes dans une logique de transmission ascendante, certains chefs d’entreprise expérimentent une inversion volontaire des rôles, pour rester connectés à des usages et à des sensibilités qu’ils ne partagent pas toujours instinctivement.

Une nécessité stratégique plus qu’un geste symbolique

Chez Orange, le programme de mentorat inversé a été formalisé dès 2013 sous l’impulsion de la DRH Brigitte Dumont, avant d’être étendu à plusieurs niveaux hiérarchiques. L’objectif initial : aider les cadres dirigeants à mieux comprendre les codes numériques des générations entrantes. Mais la logique a évolué. Aujourd’hui, il s’agit autant d’intégrer des réflexes liés à la sobriété numérique ou à la transparence que d’acquérir des compétences techniques. L’entreprise assume que certains dirigeants de plus de 50 ans peuvent apprendre d’un alternant de 23 ans, à condition que le cadre d’échange soit structuré, confidentiel et reconnu.

Ce type d’initiative dépasse le simple effet d’image. Il s’inscrit dans une logique de confrontation bienveillante avec les représentations dominantes au sein des comités de direction. Loin des “labs” ou autres incubateurs internes, il s’agit ici d’un travail individuel, dans la durée, entre deux personnes de générations et de statuts différents.

Un effet d’ouverture intellectuelle pour les dirigeants expérimentés

En 2021, le cabinet Mazars France a lancé une expérimentation de mentorat inversé avec un groupe de jeunes collaborateurs volontaires. L’un des associés, interrogé dans Le Figaro Économie, reconnaissait que l’exercice avait ébranlé certaines de ses certitudes en matière de temps de travail et de rapport à la hiérarchie. “Ce que je prenais pour de la désinvolture était en fait une attente de clarté sur le sens des tâches.” Cette remise en question a abouti à des ajustements managériaux concrets, notamment sur la conduite des réunions internes.

L’impact n’est pas immédiat mais cumulatif : à force d’exposer les dirigeants à des retours directs et non filtrés, ces échanges modifient progressivement leur grille de lecture des enjeux sociaux, numériques ou environnementaux. Un effet collatéral, mais assumé, consiste aussi à faire évoluer le rapport au pouvoir et à l’autorité dans des organisations très verticalisées.

Une pratique qui s’étend au secteur public

Le mentorat inversé ne se limite pas aux grandes entreprises privées. En 2022, la mairie de Paris a lancé une expérimentation auprès de ses hauts cadres administratifs. Pendant six mois, des jeunes agents de la Ville ont accompagné des directeurs sur des sujets liés aux usages numériques, à l’inclusion ou à la communication non hiérarchique. L’objectif était d’élargir la vision managériale de profils très institutionnels. Le projet, porté par la DRH de la collectivité, a été reconduit en 2023.

Même logique du côté de l’École nationale d’administration (ex-ENA), où un module expérimental a été intégré au cycle supérieur de perfectionnement, avec des échanges entre jeunes diplômés de Sciences Po et hauts fonctionnaires en poste. Il s’agit là encore de créer un espace de dialogue structuré où les habitudes anciennes peuvent être bousculées sans perdre la face.

Une inversion de rôle exigeante pour les jeunes mentors

Pour les jeunes professionnels impliqués, la posture de “mentor” vis-à-vis d’un dirigeant suppose un apprentissage subtil. Chez BNP Paribas, où le dispositif a été déployé dans certaines directions métiers, les juniors sont formés à la prise de parole, à la gestion des silences et à l’écoute active avant même leur première session. L’encadrement est assuré par des coachs internes pour éviter les maladresses et garantir un cadre de confiance.

Cette préparation est essentielle : il ne s’agit pas de critiquer, mais d’ouvrir un champ de réflexion. Certains mentors rapportent que les premières séances sont souvent marquées par une gêne mutuelle, vite levée par la reconnaissance de l’utilité de l’échange. Le dirigeant, pour sa part, découvre une autre façon de questionner son propre système de référence sans renoncer à son rôle.

Une mise à distance bienvenue des certitudes professionnelles

Dans un entretien accordé à L’Usine Digitale en 2020, Frédéric Mazzella, fondateur de BlaBlaCar, expliquait qu’il avait intégré un format de mentorat inversé dans son propre mode de pilotage, en réunissant chaque mois un groupe de jeunes salariés volontaires. L’idée : tester ses intuitions produit, challenger les propositions du COMEX et identifier des angles morts. Ce format, informel mais régulier, est devenu un rituel d’ajustement stratégique autant qu’un outil de connexion culturelle avec les nouveaux entrants.

Ce témoignage illustre une tendance émergente : les dirigeants n’attendent plus que la transmission se fasse uniquement dans un sens. Ils reconnaissent que les attentes des jeunes générations ne sont pas de simples tendances RH, mais des signaux forts à intégrer dans leur propre façon de décider, de manager, d’écouter.

Vers un apprentissage croisé plus qu’une inversion de pouvoir

Le mentorat inversé ne prétend pas renverser les rôles, mais rééquilibrer les regards. Il propose aux dirigeants une double posture : celle d’un décideur qui écoute, et d’un professionnel en apprentissage permanent. Si le dispositif reste encore marginal, il gagne en maturité et sort du cadre anecdotique pour devenir un levier d’évolution personnelle et organisationnelle.

En 2023, la plateforme makesense a lancé une expérimentation avec plusieurs PME partenaires, dans laquelle les dirigeants sont accompagnés sur des enjeux RSE par des jeunes issus du programme Jobs that makesense. L’initiative a permis à plusieurs patrons de revoir leur politique d’engagement et de redéfinir leur rôle en matière de transition. Preuve qu’en inversant les rôles, on inverse parfois aussi le sens des priorités.

Plus d'articles

Derniers articles