Interview de Mathieu Tarnus, cofondateur et dirigeant de Sarbacane qui réalise une nouvelle levée de fonds de 110 M€ et vient d’acquérir une troisième société en 2 ans, Marketing 1BY1.
Comment vous est venue l’idée de créer Sarbacane, qui est devenue aujourd’hui le Groupe Positive ?
La création de Sarbacane a été réalisée avec mon père, en 2001. L’idée vient de lui, il était entrepreneur. A l’époque, j’étais étudiant. L’objectif était d’utiliser l’email en tant que canal pour envoyer des informations à des clients et prospects. Cela paraît banal aujourd’hui, mais c’était vraiment révolutionnaire, à l’époque, alors que le papier régnait en maître et les gens n’avaient pas d’adresse email. Nous nous trouvions alors aux balbutiements de l’email marketing. Nous souhaitions fournir une solution/interface, un peu à l’image d’Outlook par exemple, qui permet de piloter une campagne auprès de l’ensemble de ses contacts, un produit qui cible plus particulièrement les marketeurs, les services communication et pas seulement l’IT. Or, jusque-là, envoyer de l’email avec un serveur de mails, c’était possible mais très technique. Il fallait faire faire appel à des développeurs ou des techniciens.
Je suppose qu’aujourd’hui, la société fait quelque chose de très différent ?
Aujourd’hui, la société s’est effectivement beaucoup développée. Il faut dire que notre métier est désormais omniprésent dans toutes les entreprises qui ont largement intégré internet dans leur stratégie. On peut considérer le marché comme mature, celui-ci étant estimé à plusieurs milliards d’euros. Il s’est complexifié, ses outils se sont structurés, notamment dans la façon d’aborder le marché. Des acteurs se sont spécialisés dans certains domaines alors que d’autres, comme nous, sont devenus généralistes. Nous fournissons une solution de gestion de campagnes, email, sms, chat et également l’automation avec une notion multicanale.
Quelles ont été les grandes étapes de votre évolution ?
En 2008, il y a eu un grand moment : le passage au SaaS qui représente un point de bascule. Avant, nous étions sur un modèle de distribution en licence. Nous avons basculé complètement dans un autre schéma, tant en termes de revenus puisque nous étions sur un modèle de récurrence, que d’organisation et de structuration d’entreprise. Nous avions quelques personnes qui s’occupaient du SAV, mais ce n’est pas là que nous réalisions du business : c’était sur les nouveaux clients. Quand nous avons migré de modèle vers l’abonnement récurrent, nous avons aussi structuré l’équipe pour se concentrer énormément sur la relation client.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire ce changement stratégique ?
Il y a eu une question de maturité du marché. Nous avons vu de plus en plus de modèles SaaS qui naissaient dans le monde du marketing. Au départ, nous étions une « simple » solution logicielle, qui un peu comme un outil de messagerie de type Outlook, avait besoin d’un serveur tel que Microsoft Exchange ou de leurs infrastructures. On utilisait les serveurs des entreprises. À l’époque, c’était pareil pour nous : nous n’étions qu’une interface et vous aviez besoin d’un serveur. Autrement dit, nous n’offrions pas la capacité de diffuser.
En 2008, quand nous avons initié ce modèle d’abonnement, c’est parce que nous lancions en même temps notre plateforme de routage. Elle permettait de s’affranchir des infrastructures du client et donc de sa messagerie d’entreprise ainsi que de son hébergeur. Le client pouvait passer par nous, via nos propres serveurs. Cela a été un changement fondamental parce que, nous avons pu offrir ce que nous appelons dans notre jargon de la délivrabilité. Ces problèmes de délivrabilité en engendraient d’autres : les messages se faisaient blacklister, il y avait des problèmes de blocage IP et donc de la messagerie d’entreprise. Cela faisait hurler les techniciens parce qu’un amalgame se faisait, notamment, entre messagerie interpersonnelle et email marketing. Cela nous a permis de compartimenter, de nous professionnaliser et d’entretenir une relation avec les opérateurs de messagerie.
Je suppose que cela a accéléré le développement de l’entreprise ?
Oui, considérablement, puisqu’à partir de ce moment-là, nous avons capitalisé sur notre base de clients abonnés. L’effort commercial se concentrait avant surtout sur la partie nouveau business. Avec ce nouveau mode, la rétention s’est faite par le service client, le logiciel, et le service lui-même. Nous avons fait nos meilleures années de croissance au démarrage de cette bascule vers le SaaS. Aussi, parce que nous avons réussi à migrer tous les clients qui étaient sous licence avant 2008. Nous avions déjà sept ans d’existence et vendu plusieurs milliers de licences de Sarbacane. Le fait que nous ayons promu ce nouveau modèle et cette nouvelle version, a été réalisée à l’occasion de la version 3 de Sarbacane. Cela a constitué un véritable réservoir pour alimenter ce nouveau modèle pendant plusieurs années. Nous faisions des croissances à plus 70 – 80 % dans cette période.
Quelles ont été les grandes étapes suivantes ?
Les grandes étapes suivantes, c’est quand nous sommes allés à l’International, ce qui est arrivé tardivement dans l’histoire de l’entreprise. Nous n’avons commencé à nous intéresser à l’international qu’en 2009, à peu près au même moment que la bascule en SaaS. Nous avons créé une première filiale en Espagne et depuis nous avons accéléré puisque nous avons racheté une société en Allemagne en 2021.
Il y a une espèce de constance de développement de 2009 à 2021, je suppose ?
Avant ce rachat en Allemagne, même si nous avions développé depuis dix ans cette filiale en Espagne, nous avions vraiment très peu de revenus à l’étranger. Avant l’acquisition de rapidmail, 95 % de notre business était français. Aujourd’hui, nous sommes une société de plus en plus européenne, même si nous avons encore entre 65 et 70 % de notre business qui est réalisé en France. Nous cherchons tout de même à nous développer très vite.
D’ailleurs, j’ai vu que vous aviez levé 110 millions d’euros. Est-ce que c’est dans le but d’une accélération de l’internationalisation ?
Le but, c’est de grandir plus vite en Europe, en allant voir ce que font les acteurs, comme Sarbacane en France, sur d’autres territoires où nous ne sommes pas présents. C’est ce que nous avons fait avec rapidmail, pour l’industrialiser par la suite. Nous avons vraiment regardé le marché et rencontré l’ensemble des acteurs afin de leur proposer de faire partie de l’aventure.
L’entrée de ce nouveau fonds d’investissement est dans cette optique, celle de nous faire passer un cap par la croissance externe. Jusque-là, nous avons déjà fait trois opérations de croissance externe et avons capitalisé de l’expérience. Nous commençons à être structuré, à être organisé, à avoir des process et une équipe. Le fonds est là pour soutenir cette stratégie. Nous allons déployer nos méthodes et le but, c’est d’aller faire l’acquisition à un rythme de deux à trois sociétés par an au cours de ces quatre, cinq prochaines années.
Avez-vous d’autres associés ?
À l’origine, nous n’étions que deux. Nous avons eu un petit passage de fonds au sein du capital de la société historique puisqu’en fait, Sarbacane n’était qu’une Business Unit de Goto Software. Elle n’est devenue filiale que quelques années après. Nous étions donc une activité de « Goto Software » qui était la société qu’avait fondée mon père en 1982. Puis, nous avons fait entrer au capital un fonds entre 2008 et 2012. En 2013 j’ai repris Sarbacane. A partir de 2017, des fonds m’ont accompagné pour financer et faciliter la reprise. Il ne s’agissait pas d’une transmission et j’étais minoritaire quand celle-ci a été créée. Je n’avais que 10 % et il m’a fallu déployer des moyens pour racheter les 90 % restants. A cette époque, ce sont donc des fonds qui m’ont accompagné pour la reprise et depuis 2020 d’autres sont là pour financer la croissance.
Je suppose que le changement de nom de l’entreprise vers Groupe Positive, c’est pour l’internationalisation ?
C’est pour marquer un peu de distance entre l’activité historique – Sarbacane – et l’activité du groupe qui fédère plusieurs entreprises. Nous ne voulons pas écraser la marque Sarbacane et les autres. La stratégie du groupe est de grandir par le rachat d’autres sociétés avec des marques fortes sur leur territoire ou sur leur métier. Ce n’est pas qu’une stratégie de croissance externe et géographique, c’est aussi une opportunité d’aller chercher des sociétés qui ont des métiers connexes à Sarbacane pour compléter ce que nous faisons déjà.
Quels sont les apports que vous recherchez ?
Dans le cadre de nos croissances externes, nous avons recherché de la diversification et de la consolidation géographique. Le rachat de Rapidmail était destiné pour conquérir le marché allemand. Les diversifications ont été entreprises grâce aux deux autres rachats. Avec Datananas, nous avons notamment intégré la fonction de sales automation. Son activité est proche de notre métier de base, elle cible les commerciaux et leur fournit une solution qui permet d’industrialiser ou d’automatiser tout le process de prospection commerciale, et d’optimiser celui de recrutement du lead.
Et l’autre diversification ?
C’est Marketing1BY1 que nous venons d’acquérir, dans la foulée de cette levée de fonds. Il s’agit d’une société lilloise, qui fait un métier un petit peu détaché de ce que nous exerçons historiquement. L’activité est complémentaire. Sarbacane permet d’activer et d’exploiter des données pour créer les campagnes. Le métier de Marketing1BY1, c’est plutôt l’action d’héberger, de structurer, de normaliser et de fédérer toutes les données d’une entreprise pour permettre d’identifier des segments et du scoring. On intègre la dimension big data, avec un grand volume de données à traiter, hétérogènes et très éclatées.
Nous étions déjà partenaires de cette société pour certains de nos clients Sarbacane, sur la partie activation des campagnes. Mais nous n’étions pas expérimentés sur la partie hébergement et segmentation des données. Maintenant, nous disposons d’un ensemble capable de répondre au besoin de ciblage des grands comptes. Sarbacane est très utilisé par des PME, et depuis quelques années nous recevons de plus en plus de demandes de la part de grands groupes du fait de la simplicité de nos interfaces. Ce nouveau volet data nous permet d’avoir une nouvelle arme pour aller les outiller.
D’ailleurs, pourquoi choisit-on plus Sarbacane qu’une autre solution ?
Historiquement, nous sommes des gens du produit. C’est quelque chose qui m’a été transmis par mon père qui était ingénieur/développeur. La culture du produit est essentielle chez nous, nous n’allons pas faire des fonctionnalités pour cocher des cases comme le font certains concurrents. Nous aimons aller en profondeur. C’est pour cela que nous travaillons chaque fonctionnalité pour qu’elle soit la plus intuitive et simple possible pour le client. Nous avons toujours été dans la vulgarisation même s’il faut se battre avec les équipes pour ne pas sombrer parfois dans la tendance à vouloir utiliser du jargon technique.
Nous avons toujours été dans la culture de la simplicité et essayé de faire en sorte que nos outils puissent être utilisés facilement. Plus nous nous rapprochons des grandes entreprises, plus on constate qu’il y a des outils qui sont très complexes et sophistiqués, voire qui nécessitent des interventions de la part de prestataires externes, d’intégrateurs ou de consultants. Et à la fin, ce qui se passe, c’est que les clients n’utilisent plus leurs outils, voire, ont même peur de les utiliser.
Sarbacane, c’est vraiment l’opposé de tout cela : nous misons sur la simplicité ! La création du compte est immédiate. L’utilisateur peut ensuite très rapidement utiliser l’outil de gestion de campagne. Nous opérons la même chose avec notre outil d’automation, alors que ce dernier peut paraître abstrait et complexe à comprendre de prime abord.
Quels vont être les grands défis à venir ?
Ils vont être d’exécuter cette stratégie de croissance et de consolider le marché. Ce dernier, malgré ces deux décennies d’existence, reste très éclaté. C’est surtout vrai sur la partie small and medium business (petites et moyennes entreprises, ndlr), moins sur les grands comptes. Sur ces derniers, il y a déjà une phase de consolidation qui a démarré il y a une dizaine d’années. Le défi va être de réussir à fédérer nos différentes entités pour bâtir un groupe européen leader et solide.
Concernant le produit, c’est continuer à évoluer et à préserver notre savoir-faire, l’ADN de marque. Et continuer à innover, c’est essentiel. Il faut être toujours à l’écoute de ses clients, mais pas que : il faut savoir anticiper ce que feront plus tard nos utilisateurs. En 20 ans, j’ai vu naître de nombreuses solutions, certaines ont été créées en même temps que nous et ont disparu, d’autres sont nées après et n’existent déjà plus. Nous essayons toujours de rester en haut de la vague et de se dire que rien n’est jamais gagné.
Quelle est la plus grosse difficulté que vous avez rencontrée et comment l’avez-vous surmontée ?
Sur le plan technique, c’est la réécriture from scratch de Sarbacane à plusieurs occasions. Quand je disais que nous avions commencé sur un modèle de licence, nous avions aussi un logiciel installé sur ordinateur. Nous étions sur d’autres langages que ceux que nous utilisons aujourd’hui. Nous avons commencé en Delphi, nous avons ensuite réécrit complètement Sarbacane dix ans plus tard en C#.Net… En 2008, nous avons basculé sur un environnement web, pour passer en full SaaS et ce n’est qu’en 2018 que la version full Saas intégrée à l’interface web de Sarbacane est arrivée. Aujourd’hui, nous sommes mieux armés pour faire évoluer beaucoup plus facilement nos outils avec notre dernière version.
Ce qui a été également complexe, c’était de rivaliser avec des sociétés qui allaient chercher les moyens ailleurs, un peu comme nous le faisons aujourd’hui.
Ces entreprises, qui sont nées il y a une dizaine d’années, ont massivement été financées par des fonds. Il a fallu lutter car nos coûts d’acquisition ont fortement augmenté par cette guerre des prix et des investissements marketing. J’ai trouvé cela dur parce que dans la même période, je m’occupais du rachat de l’entreprise. Il a fallu lutter, pas forcément avec les mêmes armes, et arriver à montrer que nous étions toujours plus performants et poursuivre notre croissance sans disposer pourtant des mêmes moyens que nos concurrents. Nous avons réussi le pari et c’est une grande fierté.
3 Conseils de Mathieu Tarnus pour les entrepreneurs.
- Savoir bien s’entourer, c’est l’essentiel.
- Dans mon vécu entrepreneurial, j’ai eu des écueils parfois sur des mauvais choix organisationnels. Je trouve donc particulièrement important de savoir composer la bonne équipe et surtout à l’échelle des C Level, c’est-à-dire les premiers responsables (CTO, COO… ndlr) qui ont un rôle de management terrain crucial. Très souvent les entrepreneurs me parlent de la problématique du quotidien et me disent : « J’ai du mal à avoir suffisamment de temps pour prendre du recul pour travailler sur certains sujets stratégiques. ». En réalité, c’est souvent parce qu’ils sont à 20, 30 personnes et à cette taille, on est souvent un peu partout. On est nous-mêmes le responsable de l’équipe commerciale, le responsable de l’équipe technique, le responsable de l’équipe client, marketing. Et en même temps, on doit faire de la finance et du juridique. Bref, on est partout. À partir du moment où nous arrivons à trouver la taille qui nous permet de financer une équipe de C level, cela change tout ! Nous pouvons consacrer du temps à autre chose. Par ailleurs, ce sont souvent des personnes qui sont plus fortes que vous sur les sujets qu’ils traitent. Cela permet d’avancer beaucoup plus loin. Bien s’entourer et arriver à passer ce cap permet de structurer l’équipe avec des managers sur qui compter.
- Bien penser à son architecture logicielle et son staff technique. C’est très spécifique à notre métier d’éditeur de logiciels. Pas juste pour faire le meilleur produit, mais aussi pour identifier et recruter les bons profils. Dans la tech, c’est très compliqué de recruter des développeurs. Il est important d’avoir des langages, des technologies qui plaisent aux ingénieurs. Ce n’est pas que pour le produit, c’est aussi pour plaire à ces ressources et rester à la page. Aujourd’hui, les technologies que nous utilisons sont avant-gardistes et quand nous parlons de cela aux développeurs en phase de recrutement, nous voyons bien à leurs yeux que rien que cela, déjà, leur donne envie de rejoindre l’aventure. Alors que si vous travaillez dans une SSII ou dans un grand groupe, vous devez parfois développer avec un vieux Framework qu’il ne faut surtout pas faire bouger parce que tout peut se casser et que cela aurait des conséquences dramatiques. Ce n’est pas très excitant pour les développeurs. C’est pour cela qu’il est important de rester à la page pour le staff technique.
- La levée de fonds n’est pas forcément un essentiel pour démarrer. C’est un petit peu schizophrène de ma part parce qu’à côté, j’investis et j’accompagne de nombreuses startups. Pour nous, ce levier de croissance s’est fait assez tardivement. Mais il nous a permis de bien construire l’entreprise – il faut réaliser qu’il y a eu 17 années où nous nous sommes autofinancés. La rentabilité, ce n’est pas un gros mot. Dans nos métiers, et surtout depuis une dizaine d’années, les sociétés financent leur démarrage et leur croissance à l’aide de stratégie cash-burn, autrement dit en brûlant du cash, en anticipant des postes de dépenses ou en accélérant pour aller plus vite. Or, il faut que cela ait un sens. Très souvent, les entrepreneurs sont plus motivés à se construire une grande équipe rapidement et disposer toujours plus de moyens qu’à vraiment analyser leur cycle de marché, tester ce qui fonctionne et ce qui ne marche pas. Repousser le plus possible le financement par les investisseurs extérieurs, c’est pour moi plutôt une bonne chose pour garder une certaine indépendance et une liberté de choix vers là où on souhaite conduire son entreprise. Une fois bien structurée et développée en termes de process, d’organisation et de positionnement de marché, il devient bien plus pertinent de faire entrer des partenaires financiers.