La solitude de l’entrepreneur post-succès

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Atteindre ses objectifs, faire décoller son entreprise, inscrire son nom dans la liste des “success stories” françaises. C’est ce que recherchent la plupart des dirigeants. Pourtant, une fois le sommet atteint, beaucoup découvrent une forme de solitude encore plus insidieuse que celle du début. Ce vide qui suit la course, cette impression d’être seul malgré les félicitations, cette pression de devoir “tenir” le niveau : autant d’émotions rarement évoquées, mais bien réelles. Et de plus en plus fréquentes chez les entrepreneurs à succès.

La réussite comme point de bascule

Le sentiment d’isolement au démarrage d’un projet est désormais bien documenté. Mais que se passe-t-il après le succès ? Ce moment où l’entreprise fonctionne, où les chiffres sont bons, où l’on commence à recevoir les prix et les invitations aux panels. C’est souvent là que naît un nouveau type de solitude, d’autant plus déstabilisant qu’il est inattendu.

Après la levée de fonds spectaculaire de Swile en 2022, son fondateur Loïc Soubeyrand a évoqué dans plusieurs interviews ce moment étrange où “tout le monde vous félicite, mais vous vous demandez en silence si vous avez encore envie de continuer”. Un décalage s’installe entre l’image projetée – celle d’un entrepreneur accompli – et la réalité intérieure. À force de répondre aux attentes externes, certains perdent le fil de leurs motivations profondes.

L’isolement au sommet de la pyramide

Une entreprise qui réussit, c’est souvent une équipe qui s’agrandit, des investisseurs qui entrent au capital, des responsabilités qui se complexifient. Paradoxalement, plus l’organisation se structure, plus le dirigeant peut se sentir isolé. “On devient le gardien d’une stabilité que l’on a soi-même construite, mais qui nous enferme peu à peu”, confiait récemment Sarah Ourahmoune, fondatrice de Boxer Inside, dans une table ronde sur les reconversions d’entrepreneurs. Ce n’est plus le temps de la prise de risque, mais celui de la conservation. Et dans cette posture, il devient plus difficile d’exprimer ses doutes.

Les relations changent également. Les collaborateurs voient le fondateur comme un dirigeant inatteignable. Les anciens pairs deviennent parfois des concurrents. Et la famille ou les amis de longue date, bien que présents, peinent à comprendre la pression constante liée à la réussite. Cette fracture sociale et psychologique, certains la vivent en silence.

La pression de la constance, poison lent de l’après-succès

Une entreprise qui fonctionne bien est un terrain fertile… pour les attentes. Celles des clients, des actionnaires, des salariés, du marché. L’entrepreneur se retrouve alors dans une position quasi paradoxale : il n’a plus besoin de prouver que ça marche, mais il doit désormais montrer que ça ne faiblit jamais.

Cédric O, ancien secrétaire d’État au numérique et désormais impliqué dans plusieurs fonds et start-up françaises, l’expliquait récemment lors d’un échange à Station F : “Les fondateurs qui ont connu une croissance fulgurante me disent souvent que le plus dur n’était pas de réussir, mais de rester à la hauteur de ce qu’ils sont devenus.”

Cette pression entraîne une hypervigilance permanente. Chaque décision semble devoir préserver un équilibre fragile. Le moindre faux pas devient une menace symbolique, plus encore qu’économique. Le fondateur devient gestionnaire de son propre mythe.

Quand la perte de sens s’invite malgré les résultats

Un autre phénomène guette les dirigeants post-succès : la perte de sens. Le but initial – créer, disrupter, innover – semble parfois remplacé par une simple nécessité de faire tourner la machine. Ce glissement progressif du moteur intrinsèque vers des obligations externes peut engendrer une forme d’usure émotionnelle.

Frédéric Mazzella, fondateur de BlaBlaCar, avait lui-même choisi de passer la main à Nicolas Brusson en 2016, non pas par fatigue, mais par volonté de retrouver une forme d’alignement personnel. “À un moment, tu réalises que ce qui te faisait vibrer n’est plus là. Et que tu ne peux pas faire semblant indéfiniment”, expliquait-il dans une interview donnée à HEC Stories.

Cette perte de repères est d’autant plus difficile à vivre qu’elle intervient au moment où tout va objectivement bien. Difficile alors d’en parler sans sembler ingrat, ou de prendre du recul sans être perçu comme fuyant ses responsabilités.

Recréer du sens pour sortir de l’isolement

Certaines figures de l’entrepreneuriat français ont trouvé des solutions. Non pas des recettes miracles, mais des chemins personnels pour se réancrer. Pour Jean-Baptiste Rudelle, fondateur de Criteo, cela a signifié changer de terrain de jeu, en lançant The Galion Project, un cercle de réflexion entre dirigeants. Pour Tatiana Jama, cofondatrice de Selectionnist, cela a pris la forme de l’engagement pour la parité dans la tech, à travers Sista. Donner un nouveau sens à son rôle permet souvent de rompre l’isolement.

Mais cela suppose de pouvoir nommer le malaise. Et d’accepter que la réussite ne suffit pas à combler une quête plus large. Dans les incubateurs comme The Family ou H7 à Lyon, ce sujet est désormais abordé frontalement. Certains programmes accompagnent les fondateurs non seulement dans leur développement économique, mais aussi dans leur équilibre personnel.

Se reconnecter pour avancer autrement

La solitude post-succès n’est pas une fatalité, mais elle mérite d’être mieux reconnue. L’image idéalisée de l’entrepreneur triomphant masque une réalité bien plus nuancée, faite de doutes, de lassitude et parfois de besoin de renaissance. Il est temps que ce sujet cesse d’être tabou parmi les dirigeants.

Redonner du sens, se reconnecter à ses motivations profondes, oser réinventer son rôle : voilà autant de voies pour sortir de l’isolement du sommet. Parce que réussir, ce n’est pas seulement atteindre ses objectifs, c’est aussi savoir comment continuer à avancer, une fois ceux-ci dépassés.

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