Interview de Philippe Pinault, cofondateur de Talkspirit, qui nous livre les secrets d’une entreprise qui existe depuis plus de 20 ans et qui connaît actuellement une croissance record.
Comment vous est venue l’idée de créer Talkspirit ?
Je suis le cofondateur de Talkspirit avec Olivier Ricard, qui est le CTO. Nous sommes tous deux entrepreneurs depuis 25 ans maintenant. Nous avons créé notre première entreprise alors que nous étions étudiants à l’École des Mines à Alès. Au lancement des médias sociaux, nous avons créé une des sociétés qui a lancé l’une des premières plateformes de de blogging. C’était le début de ce qui a été appelé par la suite le Web 2.0. Talkspirit, qui fête cette année ses 20 ans, s’appelait originellement BlogSpirit.
A la fin des années 2000, nous avons opéré un pivot sur les réseaux sociaux, en particulier sur ceux des entreprises. Il faut dire qu’en 2008-2009, nous sommes dans un contexte où les entreprises cherchent à améliorer la circulation de l’information. Elles veulent tirer profit des qualités des réseaux sociaux à l’image de Facebook, c’est-à-dire permettre de se connecter et d’échanger plus facilement les uns avec les autres. Elles recherchent plus de cohésion et à renforcer le sentiment d’appartenance. C’est en identifiant ces problématiques que nous avons eu l’idée de créer le réseau social d’entreprise Talkspirit.
Quelles ont été les grandes étapes jusqu’à aujourd’hui ?
Nous avons eu trois grandes étapes. La première a été lors du démarrage des réseaux sociaux d’entreprises. Nous sommes alors autour de 2009-2010 avec quelques initiatives, en particulier de grandes entreprises. Nous nous sommes ainsi, dès le départ, développés de manière à nous adresser à ces grandes organisations. À cette époque, nous avons lancé notamment les réseaux sociaux du groupe Auchan, Vinci, Lafarge, de grands noms qui cherchaient à profiter de cette nouvelle opportunité de communication et de circulation d’informations. Les réseaux sociaux sont alors encore peu matures et surtout ne sont pas un support de travail au sein des organisations. Le principal reste alors encore l’email.
Une deuxième grande étape suit où les réseaux sociaux d’entreprises vont prendre plus de maturité. Je la situe à peu près en 2015-2016. Il s’agit du deuxième pivot de notre entreprise pour venir y inscrire des usages de collaboration au sein de notre plateforme. Nous y introduisons notamment une présence beaucoup plus marquée du tchat et de tout ce qui va finalement venir redéfinir le travail au sein des organisations avec tous les modes de communication instantanés, dont la messagerie mais aussi la visioconférence. Il y a également tous les modes de travail collaboratifs avec les modes projets, la gestion de tâches ou encore le partage de documents.
La troisième étape est celle dans laquelle nous nous inscrivons aujourd’hui dans ce qu’on appelle une « digital workplace ». Il s’agit d’une plateforme digitale complète qui vient en support finalement d’un travail hybride, moderne, vraiment centré sur l’efficacité. Notre plateforme s’est aujourd’hui enrichie de nombreux modules pour venir s’insérer complètement dans les outils de travail des organisations et de leurs équipes. A cette étape, nous avons la réelle ambition d’inscrire une vraie « suite » de communication et de collaboration à l’échelle européenne.
Qu’est-ce que vous apportez à vos clients et surtout, comment vous vous démarquez de la concurrence ?
Nous leur apportons une plateforme tout-en-un qui rassemble tous les modules qui sont dits « essentiels » au travail quotidien de leurs collaborateurs. Notre marché reste un marché plutôt centré sur des PME-ETI, avec des entreprises qui comptent généralement entre 300 et 3 000 collaborateurs. Notre entreprise est aujourd’hui internationale car nous avons 50 % de notre chiffre d’affaires réalisé en dehors de France. Ce qui nous distingue, c’est globalement deux innovations.
La première, c’est le côté tout-en-un qui permet aux entreprises, dans une approche modulaire, de pouvoir souscrire à des applications qui viennent appuyer l’efficacité de leurs équipes en matière de communication et de travail collaboratif, avec un différenciant par rapport à ce qui existe sur le marché car nos offres sont plutôt « souveraines ». Nous fournissons 30 % des fonctions, celles utilisées par 90 % des utilisateurs lorsqu’ils sont sur une application qui réunit toutes les fonctions sur un même support.
Et puis, il y a une deuxième innovation qui est assez particulière dans notre « suite », c’est la dimension nouvelle gouvernance d’organisation. Nous nous appuyons sur un logiciel qui s’appelle Holaspirit que nous avons rattaché à notre « suite » l’année dernière. Celui-ci permet aux organisations d’avoir un nouveau design pour leur entreprise qui facilite ou en tout cas développe l’autonomie. Il donne plus de responsabilité au niveau des équipes, avec un support associé à la fois avec de la documentation, de la visualisation et des processus de décisions.
« La première, c’est le côté tout-en-un qui permet aux entreprises, dans une approche modulaire, de pouvoir souscrire à des applications qui viennent appuyer l’efficacité de leurs équipes en matière de communication et de travail collaboratif, avec un différenciant par rapport à ce qui existe sur le marché car nos offres sont plutôt « souveraines ». »
Quelle est la plus grande difficulté que vous avez rencontrée jusqu’à maintenant. Comment est-ce que vous l’avez surmontée ?
La plus grande difficulté, c’est celle de la notoriété et de la visibilité. Nous sommes dans un marché B2B de ventes aux entreprises. Or, lorsqu’il s’agit de venir en appui de ce que sont les modes de travail des organisations, la dimension de confiance et donc la visibilité est hyper importante. Personne ne viendra confier ses données à une entreprise qui n’a pas déjà certaines références. Elle doit être crédible autant dans son projet présent que futur. Aujourd’hui, je pense qu’il y a une très belle qualité d’offres sur le marché et la « suite » que nous développons compte parmi ces belles offres. Il nous manque encore cependant cette visibilité et cette notoriété pour nous permettre de développer plus largement et rapidement notre entreprise.
L’entreprise, simplement pour en donner quelques chiffres, a réalisé l’an dernier 5 millions d’euros d’activités et nous avons un peu plus de 900 clients. Nous faisons également entre 20 à 25 % de croissance par an sur les trois dernières années. Aujourd’hui, nous cherchons à atteindre la taille critique de 10 à 15 millions d’euros pour développer plus largement notre offre. Et nous considérons que cette dimension « visibilité » est un élément clé pour y parvenir.
Quels vont être les défis à venir ?
Les défis sont multiples. Le premier défi, c’est d’abord celui de la croissance. Cette année, nous avons déjà « onboardé » 10 nouveaux collaborateurs. Nous sommes une entreprise de 50 collaborateurs et nous prévoyons encore une dizaine de recrutements sur l’année. Ce sont des défis globalement propres à la croissance d’une entreprise.
Il y a un deuxième défi qui est celui de l’intégration complète de Holaspirit à l’offre Talkspirit pour pouvoir faire converger ces deux périmètres fonctionnels dans notre « suite » de communication et de collaboration plus larges que nous voulons développer sur le marché européen.
« Personne ne viendra confier ses données à une entreprise qui n’a pas déjà certaines références. Elle doit être crédible autant dans son projet présent que futur. Aujourd’hui, je pense qu’il y a une très belle qualité d’offres sur le marché et la « suite » que nous développons compte parmi ces belles offres. »
Quel est le troisième défi ?
Le troisième défi va être celui lié aux innovations de rupture comme l’intelligence artificielle. Celle-ci offre beaucoup d’opportunités, mais également beaucoup de défis techniques pour bien l’intégrer dans notre roadmap, notamment dans un contexte où la protection des données et la souveraineté prennent de plus en plus d’importance pour les décideurs. Clairement, l’IA offre de très belles opportunités. Je pense qu’on ne l’a pas encore bien comprise. Un peu à l’image de ce qu’a été l’Internet il y a 25 ans, c’est encore très récent et il faut bien en cerner les contours. J’ai 47 ans et j’ai donc connu le développement du tout début de l’Internet et cela y ressemble. Nous constatons aujourd’hui la présence et l’importance de ces supports et ces technologies dans notre vie quotidienne.
Au niveau de l’IA, nous allons vers des changements de paradigme tout aussi importants. Un des défis, c’est de pouvoir offrir de la valeur à nos clients, c’est-à-dire de pouvoir leur donner des capacités de recherche, d’assistance à la rédaction par exemple, mais aussi de les aider dans ce que sont leurs tâches quotidiennes en nous appuyant sur ces nouvelles technologies et en le faisant effectivement sur des supports souverains, puisque c’est un élément du positionnement de notre offre aujourd’hui. Aujourd’hui, il faut le savoir, ce type de technologie reste très majoritairement américaine.
J’ai vu que vous avez rejoint le club Bootstrap. Pourquoi ?
D’abord parce que c’est une famille qui partage de nombreuses caractéristiques propres aux entreprises qui décident de se développer sur fonds propres. C’est une belle communauté de dirigeants qui rencontrent des problématiques classiques qui sont celles que j’ai pu vivre ou que je vis aujourd’hui. Ce sont celles d’une croissance raisonnée, avec un objectif d’être à l’équilibre pour pouvoir poursuivre leur développement. Le club réunit beaucoup d’entrepreneurs qui partagent de belles valeurs et qui ont des problématiques très proches de ce que sont les nôtres. Autrement dit, la caractéristique des entreprises bootstrap, c’est de croître en dégageant suffisamment de bénéfices pour pouvoir financer leur développement.
La bonne pratique, c’est donc de mettre un pied devant l’autre et de pouvoir tout simplement financer son modèle de façon assez vertueuse, finalement, c’est-à-dire en ayant une conscience assez forte sur les investissements et les dépenses que vous réalisez. Il est facile de se mettre dans le rouge. Aussi, cela nécessite d’être très à l’écoute de ce que sont les demandes de vos clients. Parce qu’aujourd’hui, ce qui caractérise les entreprises bootstrap c’est d’être très à l’écoute et en co-construction de leur offre avec leurs clients existants. Elles ne doivent pas être trop en anticipation et savoir répondre au bon moment à ce que le marché désire, et en particulier le client.
Je suppose que c’était volontaire de ne pas faire de levée de fonds ?
Jusqu’à présent, effectivement, même si nous avons connu plusieurs pivots dans notre développement, comme je l’ai précisé, l’intérêt n’a pas été suffisant pour que nous fassions une levée de fonds. Nous n’avons pas été limités dans nos capacités pour aller de l’avant et développer notre projet alors ce n’était pas utile d’y avoir recours. Il n’est pas exclu dans le futur que nous fassions une levée de fonds, notamment sur une phase de consolidation du marché ou si nous désirons faire des acquisitions sur des acteurs que ce soit pour des technologies ou être davantage présent sur un marché que nous souhaiterions développer.
Sur des opérations comme celle-ci, la levée de fonds devient vite indispensable parce que les montants sont élevés. Je pense d’ailleurs que peu de dirigeants bootstraps font de l’autofinancement, une fin en soi. C’est juste un modèle de croissance qui nous a bien convenu jusque-là et qui, effectivement, amène certains bénéfices et, en particulier, la liberté.
C’est aussi cette idée d’aller au rythme où les choses doivent se faire. Parce que quand vous êtes financés, vous devez exécuter un business plan. Souvent, vous mettez un peu la charrue avant les bœufs et vous êtes amenés à dépenser beaucoup avec un focus très fort sur la croissance plus que sur l’équilibre de vos finances. Je trouve qu’il y a une approche très saine dans le développement bootstrap qui consiste vraiment à aller au rythme de votre marché, de vos clients et en construisant sur des fondamentaux solides. Maintenant, une accélération avec une levée de fonds peut être tout à fait envisagée, dès lors que tous les éléments du modèle sont effectivement bien connus et bien maîtrisés.
Depuis les débuts, qu’est-ce qui vous a le plus surpris ?
Un des grands apprentissages, c’est que le temps de la techno, c’est un temps court, alors que le temps du changement dans les pratiques, c’est un temps long. C’est le temps humain, nous allons dire. C’est-à-dire qu’en tant qu’entrepreneur, vous voyez dans la technologie toujours beaucoup d’opportunités. Ceci est vrai en particulier dans notre activité. Nous sommes positionnés sur ce qui définit les modes de travail et dans une thématique plus large, le « future of work ». Ce qui m’a surpris, c’est en résumé, que les technos, cela va très vite à implémenter. Les fonctionnalités sur un produit, cela va très vite à insérer, mais le temps pour se les approprier et réellement faire évoluer les pratiques de travail est un temps qui est beaucoup plus long que ce que l’on peut imaginer. Appréhender ces deux temporalités a été certainement un challenge important.
Par exemple, quand nous avons lancé les réseaux sociaux en entreprise, il y a plus de six ans, nous imaginions que ce serait un support qui connaîtrait un développement très rapide un peu à l’image de Facebook et que cela allait vraiment révolutionner dans un temps record les façons de travailler chez nos clients. Or, encore aujourd’hui, l’email reste le principal mode de communication dans la plupart des entreprises. Il reste le mode de partage, de circulation d’informations alors qu’il est quand même très centré sur la personne qui reçoit des informations et, ceci, dans un support qui reste privé. Les entreprises ont encore des difficultés à aller vers des logiques de collaboration à l’échelle qui fonctionnent bien alors même que tous les supports technos existent et permettent de le faire.
3 Conseils de Philippe Pinault
- Croire en sa vision, parce que lorsqu’on crée, on reçoit toujours beaucoup de feedbacks et les premiers feedbacks sont souvent assez dubitatifs sur votre projet. Autrement dit, il faut croire en son projet, ne pas se décourager, ne pas baisser les bras et rester très focus sur l’idée que l’on souhaite développer. Un entrepreneur est toujours un peu en avance. Donc forcément, cela appelle souvent des critiques ou en tout cas des doutes de la part de ses collaborateurs ou de son entourage.
- Être toujours en conversation avec ses clients, c’est-à-dire d’être très proche de leurs besoins. Il faut être à l’écoute et pouvoir intégrer les demandes des clients au développement de l’offre et du produit.
- Faire les meilleurs recrutements possibles, parce qu’à la fin, une aventure entrepreneuriale, c’est avant tout des hommes et des femmes mobilisés autour d’une vision. Il faut être très attentif à la qualité des recrutements et aux personnes que vous intégrez dans votre société pour votre culture d’entreprise.