Depuis 5 générations, le groupe Humeau Beaupréau se transmet de père en fils. Aujourd’hui, l’entreprise, qui fabrique des chaussures pour enfants (Marque Bopy) le dernier injecteur francais de bottes sandales et sabots en PVC (marques Baudou et Méduse), est gérée par Anne Céline Humeau et son frère Guillaume qui ont su trouver le juste équilibre entre vie personnelle et professionnelle.
Comment en êtes-vous venue à travailler avec votre frère ?
Nous sommes la cinquième génération de cette entreprise familiale. Elle s’est transmise de père en fils durant les 4 premières générations. Je suis partie du giron familial pour étudier dans un univers qui n’avait rien à voir mais, à un moment, rejoindre l’entreprise familiale est devenu pour moi une évidence. Quand, je suis revenue, il y a presque 15 ans maintenant, nous avons pu constater les évolutions et les fondations construites au fur et à mesure du temps. En l’occurrence, l’entreprise bénéficie d’une structure solide avec un outil de production industriel. Elle compte 160 salariés en France sur deux sites de production et 250 en Tunisie et évolue dans un domaine industriel et compétitif. Mon frère Guillaume a eu l’opportunité de pouvoir revenir il y a sept ans et je trouvais pertinent de continuer à deux ce challenge familial.
Comment s’est passée la répartition des rôles ?
La répartition des rôles s’est mise en place selon l’évolution des circonstances. Quand nous sommes arrivés dans l’entreprise, mon père était toujours présent donc nous nous sommes répartis progressivement et naturellement les missions. Puis j’ai pris la direction générale et les rôles se sont organisés de manière plus explicite pour éviter d’empiéter sur le domaine de l’un et de l’autre. Il fallait que la vision de la responsabilité de chacun dans l’entreprise soit une évidence même si c’est une entreprise familiale. Il n’y a pas réellement une tête bicéphale comme on pourrait l’imaginer. Nous avons chacun des missions qui nous sont propres et nous échangeons sur tout ce qui relève du stratégique.
Quels sont les avantages et inconvénients de l’entreprise familiale ?
Chaque entreprise fonctionne à sa manière mais je trouve que l’avantage dans notre cas demeure dans le fait que nous nous connaissons très bien. Nous n’avons pas besoin de nous parler pour savoir où nous voulons aller. C’est un peu une évidence. Nous appartenons à une entreprise familiale et de plus nous baignons dans cet univers depuis notre enfance, « nous avons l’habitude de dire que nous sommes nés dans une boite de chaussures ». La direction et les orientations qui s’appuient sur une base historique coulent de source ce qui représente un avantage.
Pour les inconvénients, il y a celui de très bien se connaître qui peut induire que l’on sait là où l’autre va aller et de parfois oublier de se dire les choses. Mais,ce n’est pas comme une histoire de couple qui entreprendrait ensemble, c’est totalement différent. Nous ne sommes pas 24h / 24 ensemble et nous avons des vies familiales bien distinctes. Il n’y a pas de difficultés majeures. Je ne vais pas partir du jour au lendemain comme si je travaillais dans une entreprise lambda. C’est à la fois sécurisant mais cela pourrait être vécu comme une contrainte. Personnellement, je trouve que c’est le juste équilibre des deux qui implique que nous avançons.
Est-ce que vous le conseilleriez ?
Je trouve cela assez confortable. Il y a une dimension rassurante car cela permet de se comprendre plus facilement notamment quand nous avons des décisions ou des choix qui sont complexes à prendre. Aussi, avoir quelqu’un d’engagé au même niveau que soi dans l’entreprise, sur lequel on peut compter est vraiment une valeur ajoutée.
Être une entreprise familiale se traduit-il dans votre fonctionnement ?
Oui bien sûr. Le fait que nous soyons une entreprise familiale se retrouve dans notre fonctionnement. Il y a une réelle volonté de pérenniser l’entreprise et un vrai challenge à s’engager et à mettre la patte de notre génération. Il existe un climat propre aux entreprises familiales, mais qui est lié aussi à notre implantation à la campagne. Nous ne sommes pas les seuls à être de la même famille dans l’entreprise : certains salariés sont frères et sœurs ou encore parents et enfants. Je pense que cela crée un climat de confiance et nous n’abordons pas les relations avec les salariés de la même manière qu’une entreprise classique.
Si on veut établir un parallèle avec la situation actuelle qui est complexe, on se demande quel va être le monde de demain et je crois que les entreprises ne vont pas avoir d’autres choix que de fonctionner dans l’entraide ou dans la solidarité comme le font les entreprises familiales. Nous sommes certes dans des relations de concurrences ou bien de clients, fournisseurs, mais demain nous serons, je l’espère, partenaires. Quand on travaille en famille, c’est un peu comme cela. Je suis ravie de me dire que mes concurrents vont peut-être, à l’avenir, fonctionner dans un climat plus familial et protecteur avec de grandes valeurs d’engagement. J’espère que nous allons enfin tous nous comprendre.
Avez-vous défini les valeurs de l’entreprise ?
Nous ne les avons jamais véritablement posées explicitement et elles sont induites et implicites. Je pense que la confiance et l’engagement sont nos deux valeurs clés et d’offrir à nos clients le meilleur rapport qualité/prix / innovation du marché. L’esprit de famille est également une valeur forte ressentie par les salariés. Cela rassure en interne mais aussi en externe.
Les fournisseurs, par exemple, sont aussi sécurisés que nous soyons une entreprise avec des valeurs familiales. Je pense que nous protégeons notre famille et nous agissons de la même façon avec l’entreprise. Cela amène quelque chose de totalement différent où nous n’allons pas chercher forcément la rentabilité à tout prix, mais plutôt un engagement responsable et sociétal. Nous allons focaliser notre attention à préserver l’emploi et nous avons, par exemple, décidé de rester en France parce que nous pensons que le lieu de naissance ainsi que le cœur de l’entreprise sont ici.
Nous aurions pu tout délocaliser et nous aurions certainement gagné beaucoup plus d’argent mais nous avons fait un choix éthique plus qu’économique. Notre souhait consiste à pérenniser davantage que de réaliser du profit. Si tout le monde est heureux d’être là et de fonctionner ainsi, cela est l’essentiel. On pourrait ajouter made in France, une des valeurs fortes de notre entreprise, qui je l’espère, deviendra aussi celle d’autres entreprises après la fin de l’épidémie de coronavirus.
Au niveau de la vie privée-vie professionnelle, est-ce que vous arrivez à séparer ?
En réalité, nous cloisonnons naturellement mais par habitude. Si nous amenons le stress du bureau à la maison, cela n’est bon pour personne. Bien sûr, quand il y a de grandes informations ou des événements majeurs, nous allons en discuter même dans une réunion de famille car il faut que nous avancions sur le dossier mais de manière générale quand nous nous retrouvons, pour les dîners d’anniversaire, famille, Noël, etc., nous mettons de côté l’entreprise. Nous réalisons une véritable scission entre ce qui se passe dans la famille et au bureau. Cela s’est produit de manière inconsciente car c’était déjà plus ou moins le cas quand nous étions petits à la maison avec mon grand-père. Il n’empêche que quand j’appelle mon frère, il s’agit en général de discuter de travail. Mais si nous nous voyons, nous établissons une séparation pour profiter pleinement de la joie de ces moments familiaux.
Avez-vous formalisé vos rapports ?
Non pas du tout. Nos rôles oui mais pas nos rapports. Je crois qu’instinctivement il y a des moments boulot et des moments famille, et c’est l’équilibre entre les deux qui fait notre force. En ce moment, il est vrai que nous travaillons tous de la maison donc forcément nous avons calé plus de » rendez-vous » mais, en temps normal, nous profitons de nous croiser au travail pour discuter. Si cela n’est pas le cas une semaine, nous allons nous appeler mais rien n’est formalisé. Au final, Je pense que nous aurions mis au clair les temps à consacrer pour chaque vie, privée ou professionnelle si cela n’était pas fait naturellement.
Quelle a été votre patte ?
J’espère que nous n’avons pas fini et que nous allons continuer (rires) ! Je pense que le fonctionnement et système de management n’est plus le même. Déjà parce que je suis une femme et, avant, l’entreprise n’était dirigée que par des hommes donc forcément cela amène quelque chose de distinct avec une nouvelle manière de gérer. Il faut prendre en compte que de nombreux salariés dans l’entreprise, nous ont connus enfants, alors que nous étions haut comme trois pommes et donc le rapport que nous avons avec eux est très différent d’une relation hiérarchique traditionnelle. Je dirais que celle-ci n’est pas « stigmatisée ».
Côté activité, l’entreprise fabrique des chaussures pour enfants en cuir et nous sommes la dernière société française en botte, sabot, sandale en PVC de loisir et de travail. Quand je suis arrivée dans l’entreprise, nous avions décidé de relancer « Méduses » et cela avait été intégré à la collection. Nous avons décidé de relancer la sandale de plage méduse et d’en faire une vraie marque car, pour nous, il s’agit au-delà d’un super produit, de celui avec lequel nous avons construit un affect dès notre enfance. C’est un peu le bébé de notre génération et que tout le monde connaît.
Quels sont les défis à venir ?
Le grand défi reste le changement de générations précédentes. 30 % des salariés vont partir à la retraite dans les 3 prochaines années et il faudra recréer une nouvelle équipe pour avancer dans notre génération. Je pense également que le monde de demain sera différent de celui d’hier donc il y aura de nombreux challenges nouveaux, toutes nos certitudes d’hier sont peut être fausses, il nous faut construire demain. Au final, la première grande étape de l’entreprise a été dans les années 1980 où nous avons déposé le bilan et nous avons su remonter la pente.
Le challenge de demain est représenté par la COVID pour bon nombre d’entreprises. Je pense que le fait que nous soyons une entreprise familiale nous a mis sur la bonne voie avec un vrai engagement RSE et que nous en avons déjà posé les jalons. Ce sont les valeurs de demain et nous avons déjà commencé à les mettre en place il y a 4 ans. Nos engagements sociaux et sociétaux sont nos atouts pour demain.
Y a-t-il un lien entre le fait de rester en France et d’être une entreprise familiale ?
Chez nous clairement. Je ne sais pas si c’est vrai pour toutes les entreprises familiales mais à la base, tout est parti d’un petit atelier de cordonnerie créé en France. Toute la structure est ici ainsi que le siège social, ce qui nous donne une attache particulière. Au final, cela amène peut-être une volonté un peu plus altruiste et nous regardons peut-être plus l’intérêt général que la rentabilité et les dividendes. Notre volonté est donc de rester en France et j’ai l’espoir que cette crise va permettre de conforter l’intérêt de maintenir la production dans l’hexagone.
Il s’agit d’une bataille quotidienne pour rester ici et j’ai l’espoir que les gens vont en prendre conscience. Dans tous les cas, il y a un côté rassurant pour nos salariés de se dire que nous ne sommes pas contraints par des actionnaires ou des financiers qui exigent une rentabilité qui nous demandent de fermer les sites en France. Humainement cela ne me correspondrait pas d’ailleurs. Je pense que pour mon frère c’est pareil. Dans tous les cas, j’espère que cette crise va nous faire prendre conscience qu’il faut avancer sur des valeurs davantage éthiques qu’économique.
Je crois qu’instinctivement il y a des moments boulot et des moments famille, et c’est l’équilibre entre les deux qui fait notre force.