Diriger sans salariés : les stratégies de croissance sans embauche

Créer de la valeur sans grossir. Multiplier les clients sans multiplier les fiches de paie. Pour certains dirigeants français, la croissance ne passe pas par l’embauche. Par choix stratégique ou par réalisme économique, ils développent leur activité sans constituer d’équipe salariée, en s’appuyant sur des modèles fondés sur l’automatisation, la sous-traitance ou les réseaux partenaires. Loin d’être anecdotiques, ces entreprises sans salariés affichent parfois des niveaux de rentabilité supérieurs à ceux de structures plus classiques, et questionnent la norme de la croissance accompagnée d’un élargissement des effectifs.

Un modèle allégé par conception

Certains entrepreneurs structurent dès le départ leur activité sans intégrer la dimension salariale. C’est le cas de Clément Lhomme, fondateur de l’agence Studio Module, spécialisée dans l’architecture modulaire temporaire. Depuis 2017, il fait appel exclusivement à des indépendants (architectes, designers, monteurs) pour chaque projet. Son entreprise, sans contrat de travail permanent, fonctionne en réseau souple, chaque mission activant une constellation de compétences. “Cela me permet de répondre à des appels d’offres importants sans supporter de charges fixes,” expliquait-il dans Les Échos Entrepreneurs.

Cette approche, si elle suppose une grande rigueur en gestion de projet, offre aussi une liberté opérationnelle rare. Elle permet de moduler l’activité en fonction du carnet de commandes, d’éviter les tensions de trésorerie liées aux cycles longs, et de rester agile face à la conjoncture.

La sous-traitance comme levier de pilotage

D’autres dirigeants adoptent une logique plus industrielle en externalisant toutes les opérations non stratégiques. Chez Rcup, PME basée à Bordeaux, le dirigeant Charles Rollin a développé un modèle de production de gobelets réutilisables entièrement sous-traité : logistique, nettoyage, stockage et transport sont opérés par des prestataires spécialisés. L’entreprise pilote uniquement la relation client, le développement commercial et le volet RSE.

Résultat : Rcup a doublé son chiffre d’affaires entre 2019 et 2022 sans dépasser trois collaborateurs en interne. Cette structure minimale permet une forte réactivité, et une concentration des ressources sur le cœur de valeur ajoutée. “Je préfère un prestataire engagé et contractualisé qu’un salarié qu’il faut former pendant six mois et qui peut partir au bout de douze,” confiait Charles Rollin dans Sud Ouest Eco.

Des outils pour automatiser la relation client

Dans certains secteurs, la technologie permet aujourd’hui de gérer plusieurs centaines de clients sans équipe commerciale. C’est ce qu’a mis en place l’entrepreneuse Emilie Cabot avec sa plateforme de formations en ligne pour coachs professionnels. Hébergée sur Podia, automatisée via Zapier, avec un CRM simplifié sur HubSpot, son activité fonctionne en flux tendu avec zéro salarié. Les demandes clients, facturations, relances et enquêtes de satisfaction sont entièrement automatisées.

Cette stratégie repose sur une phase initiale d’investissement important en conception des processus. Mais une fois l’écosystème digital opérationnel, elle permet d’atteindre un équilibre très stable. “Je fais 200 000 euros de chiffre d’affaires par an, avec une seule journée de relation client par semaine,” précisait-elle dans une interview à Madyness.

Des collectifs d’indépendants structurés sans salariat

Dans certains cas, le modèle de croissance sans embauche repose sur des structures coopératives où les indépendants mutualisent leurs moyens sans passer par un contrat salarié. Plusieurs collectifs de freelances en design ou communication fonctionnent ainsi à Lyon ou Nantes, en partageant les charges fixes tout en conservant leur autonomie juridique. Ces formes d’organisation hybride permettent une montée en puissance sans structuration hiérarchique classique.

Ce modèle attire de plus en plus de professionnels en quête de stabilité collective sans dépendance hiérarchique. Ces structures évitent la lourdeur administrative liée au salariat tout en offrant un ancrage entrepreneurial solide.

Un positionnement haut de gamme pour compenser le volume

Diriger sans embaucher suppose aussi de revoir sa stratégie de prix. De nombreuses entreprises unipersonnelles performantes misent sur un positionnement premium pour équilibrer leur faible capacité de production. C’est le cas de l’atelier de maroquinerie artisanale Montabo, basé à Angoulême. La fondatrice, Cécile Davenne, fabrique seule des séries ultra-courtes, vendues en ligne à prix élevé, avec un délai de livraison de six à huit semaines.

Sa stratégie repose sur la rareté, la transparence sur les délais, et un storytelling fort. Chaque sac est numéroté, et accompagné d’un certificat d’origine. “Je n’ai jamais voulu embaucher, je préfère maîtriser toute la chaîne, quitte à produire peu,” déclarait-elle dans un reportage de La Nouvelle République. Son activité est rentable dès 80 pièces vendues par an, avec des marges nettes supérieures à 35 %.

Une croissance freinée par la crainte du premier recrutement

Chez certains entrepreneurs, le non-recours au salariat ne tient pas à une stratégie affirmée, mais à une forme d’inhibition persistante liée au premier recrutement. Cette étape est souvent perçue comme un saut juridique risqué, avec son lot d’obligations sociales, de responsabilités managériales et de complexité administrative. Dans une enquête de l’URSSAF Île-de-France en 2022, un quart des dirigeants sans salariés interrogés déclarent avoir repoussé un recrutement pourtant envisagé, faute d’être à l’aise avec le cadre légal ou les démarches. Le passage à l’acte est d’autant plus difficile que les ressources d’accompagnement restent éclatées, et que les dispositifs publics, bien que nombreux, sont rarement mobilisés à ce stade.

Dans ces conditions, de nombreux dirigeants préfèrent capitaliser sur ce qu’ils maîtrisent : leur propre temps, leur réseau et leurs outils. Ils ajustent leur modèle économique pour rester dans une zone de confort réglementaire, quitte à limiter leur développement. Ce frein non technique, mais psychologique, alimente la croissance à effectif constant et nourrit une autre forme de performance : celle de la maîtrise totale du périmètre entrepreneurial.

Quitter la version mobile