Concurrence déloyale entre auto-entrepreneurs et sociétés : quelles marges d’action ?

Les chefs d’entreprise ne le disent pas toujours publiquement, mais le sujet revient avec insistance dans les échanges entre pairs, en particulier dans les secteurs de la prestation de services : comment faire face à une concurrence de plus en plus vive de la part d’auto-entrepreneurs opérant à des tarifs difficilement soutenables pour les structures soumises au régime général ? Si le statut de micro-entrepreneur favorise l’entrée sur le marché, il interroge aussi sur les règles du jeu économique. Et de plus en plus de dirigeants s’estiment désarmés pour faire valoir un équilibre concurrentiel.

Des charges sociales différenciées qui faussent les prix

Le différentiel de charges entre une société classique et un auto-entrepreneur reste l’un des points les plus critiqués. Un prestataire en SASU ou SARL ne peut souvent pas s’aligner sur les tarifs d’un micro-entrepreneur bénéficiant de taux réduits de cotisations sociales, notamment en début d’activité. Dans les métiers du bâtiment, de la communication ou du bien-être, cette différence se répercute directement sur les devis.

En 2022, l’Union Professionnelle Artisanale (UPA) a alerté le ministère de l’Économie sur les effets déséquilibrants du régime micro-fiscal sur certains marchés. Plusieurs fédérations du secteur ont signalé des pertes de clientèle face à des intervenants en solo affichant parfois des tarifs inférieurs d’un tiers, sans pour autant intégrer les mêmes exigences en matière de formation ou de couverture assurantielle. Une distorsion tarifaire qui tient moins à la performance qu’à la structure du régime.

Un usage parfois détourné du statut

Dans certains cas, le statut d’auto-entrepreneur est utilisé à la frontière de la légalité, notamment dans des logiques de dissimulation d’un salariat déguisé ou de contournement du droit du travail. L’URSSAF a constaté en 2021 une hausse significative des redressements liés à des situations de dépendance économique non déclarée entre donneurs d’ordre et auto-entrepreneurs, en particulier dans les secteurs du BTP et de la logistique.

Le cas de l’entreprise de messagerie CityZen, condamnée à Marseille pour avoir eu recours à une cinquantaine de livreurs sous statut d’auto-entrepreneur sans autonomie réelle, est emblématique. Les juges ont retenu l’existence d’un lien de subordination manifeste, remettant en cause la légitimité du statut utilisé. Une pratique qui pénalise doublement : les indépendants fragilisés et les entreprises soumises à des règles sociales plus strictes.

Des leviers juridiques encore limités pour les sociétés

Pour les dirigeants lésés, les marges d’action juridique restent ténues. La seule comparaison de tarifs ou de régimes fiscaux ne suffit pas à invoquer une concurrence déloyale devant les tribunaux. Il faut démontrer une pratique caractérisée : démarchage abusif, parasitisme commercial, reprise d’éléments distinctifs, ou organisation délibérée d’une dépendance économique.

En 2020, un bureau d’études toulousain a obtenu gain de cause face à un ancien salarié devenu auto-entrepreneur, pour avoir récupéré ses anciens clients avec des documents professionnels quasi identiques. Le tribunal a qualifié l’ensemble de pratiques parasitaires, et condamné le défendeur à des dommages et intérêts. Ce type de recours reste néanmoins exceptionnel, et peu accessible aux petites structures.

Une tension accentuée par les plateformes

Le développement des plateformes numériques accentue ces frictions. Dans la traduction, le graphisme ou les services à la personne, les auto-entrepreneurs sont de plus en plus sollicités via des intermédiaires digitaux qui contractualisant à la tâche. Pour les agences ou sociétés établies, cette logique de mise en concurrence à l’extrême rend le positionnement qualité-prix plus difficile à défendre.

L’exemple de Malt, plateforme française de référence, illustre ce déplacement du pouvoir de négociation. Selon une enquête de Syntec Numérique menée en 2023, plus de 65 % des sociétés de services interrogées estiment que la pression tarifaire venue de ces plateformes fragilise leur modèle économique, notamment sur les prestations courtes. Certaines entreprises renoncent désormais à candidater à des missions dont le budget ne couvre plus les coûts structurels d’une société.

Vers un besoin de clarification du cadre concurrentiel

Face à ces tensions, plusieurs organisations professionnelles plaident pour une clarification du périmètre du statut d’auto-entrepreneur. Non pas pour restreindre l’initiative individuelle, mais pour mieux encadrer les conditions d’exercice sur certains marchés. En mars 2023, la Confédération des Petites et Moyennes Entreprises (CPME) a défendu un encadrement plus strict des missions régulières confiées à des micro-entrepreneurs dans les entreprises clientes, afin de prévenir les situations de dépendance déguisée.

De son côté, le Haut Conseil pour le Financement de la Protection Sociale a recommandé une harmonisation progressive des cotisations entre statuts, dans les activités à forte concurrence directe. Une piste qui viserait à garantir une équité de traitement sans nuire à la dynamique entrepreneuriale.

Une concurrence exacerbée dans l’accès aux marchés publics

Dans certains secteurs, la pression concurrentielle s’étend aussi aux appels d’offres publics. De plus en plus de micro-entrepreneurs y participent, seuls ou en groupements momentanés, avec des prix très inférieurs à ceux proposés par des sociétés structurées. Cette situation est particulièrement marquée dans les prestations numériques, l’animation socio-culturelle ou la formation professionnelle.

À Marseille, une société de formation agréée a perdu plusieurs contrats publics en 2022, au profit de formateurs indépendants non certifiés, choisis uniquement sur le critère du coût. La Fédération de la Formation Professionnelle (FFP) a régulièrement alerté sur les effets de ce type de pratiques, notamment en matière de continuité pédagogique et de responsabilité contractuelle. Autant d’éléments rarement intégrés dans les grilles d’évaluation des acheteurs publics.

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