Ce que révèle une immersion du dirigeant dans son propre environnement opérationnel

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Quand on dirige une entreprise, on pense souvent bien connaître ce qui s’y passe au quotidien. Les chiffres, les reportings, les réunions avec les managers semblent fournir un tableau clair. Pourtant, certains dirigeants français ont fait un choix plus radical : passer une semaine entière dans la peau d’un salarié lambda, sans prévenir les équipes. Une immersion du dirigeant sans filtre, conçue non pour contrôler, mais pour comprendre. Ce qu’ils en retirent va bien au-delà d’une simple observation terrain : c’est une transformation de leur manière de piloter, d’écouter, et parfois de décider.

Mettre fin à la vision en silo

C’est ce qu’a expérimenté Aurélie Jeanblanc, fondatrice de la startup bordelaise FoodChéri, lorsqu’elle a intégré incognito l’équipe logistique de son entreprise pendant une semaine. En rejoignant les préparateurs de commandes à 6h chaque matin, elle découvre les décalages entre les process imaginés au siège et les réalités du terrain. “On avait instauré une nouvelle procédure de contrôle qualité que tout le monde trouvait pertinente sur le papier. Mais sur place, elle générait des retards systématiques que personne n’avait osé remonter”, raconte-t-elle. En vivant les contraintes directement, elle revoit certains arbitrages stratégiques et simplifie plusieurs circuits de validation.

Ce type d’expérience permet de casser les effets de filtre propres aux organisations hiérarchiques. Le PDG de Michel et Augustin, Danone Venture, s’est lui aussi prêté à l’exercice en intégrant une équipe commerciale pendant une semaine, au même titre qu’un nouvel embauché. Il a ainsi perçu à quel point certains objectifs commerciaux, pourtant raisonnés par le comité de direction, étaient perçus comme déconnectés par les équipes terrain. L’expérience a donné lieu à une révision des indicateurs de performance, mais surtout à une remise à plat du mode de feedback entre niveaux hiérarchiques.

Se reconnecter au quotidien de ses collaborateurs

Pour Mathieu Nebra, cofondateur d’OpenClassrooms, cette immersion s’est faite dans un cadre volontairement non institutionnalisé. Pendant plusieurs jours, il a travaillé aux côtés du service client, répondant aux tickets comme n’importe quel chargé de relation apprenant. “Ce qui m’a frappé, ce n’est pas la nature des demandes, mais la charge mentale liée à la cadence et au type de sollicitation. Je ne l’avais jamais perçue avec autant de clarté.” À la suite de cette semaine, l’entreprise revoit la répartition horaire des shifts et introduit des temps de respiration obligatoires dans les plannings.

Ce retour à la réalité concrète transforme aussi la façon dont les dirigeants perçoivent leurs collaborateurs. Une immersion du dirigeant dans les couches opérationnelles leur permet souvent de mieux saisir les contraintes non dites, les freins invisibles et les initiatives individuelles qui passent sous les radars. Chez Oui.sncf, Guillaume Pépy, alors à la tête de la SNCF, avait mené plusieurs immersions successives dans des équipes de vente. Il en avait tiré une compréhension fine des mécanismes d’irritation client, bien avant qu’ils ne deviennent des irritants stratégiques.

Faire tomber les résistances internes

L’immersion dirigeant n’est pas seulement un outil de compréhension, elle peut aussi devenir un levier de transformation culturelle. En 2022, le CEO de Lydia, Cyril Chiche, passe une semaine en tant que développeur junior dans l’équipe produit, avec une mission concrète et des délais serrés. L’objectif est double : vivre la pression du delivery et observer les dynamiques de coordination horizontale. En découvrant l’intensité du travail collaboratif et les lourdeurs techniques du cycle de release, il débloque rapidement un budget pour automatiser certaines tâches, sans passer par le processus habituel de validation.

Mais au-delà des décisions immédiates, c’est l’effet culturel qui marque le plus. Les salariés interrogés après coup témoignent d’une réduction notable de la distance perçue entre le top management et les équipes techniques. La présence du dirigeant dans le flot quotidien, non comme observateur mais comme acteur, modifie les représentations et déclenche parfois un surcroît d’engagement spontané. Cette proximité vécue sur le terrain vaut souvent plus qu’une dizaine de newsletters internes.

Observer les signaux faibles à la source

Les immersions de dirigeants permettent également de capter des signaux faibles avant qu’ils ne deviennent des problèmes systémiques. Chez Alan, les cofondateurs ont régulièrement pratiqué l’immersion dans différents pôles — RH, design, relation client — pour mieux comprendre la friction entre l’interface numérique et les attentes des utilisateurs. Ce sont ces observations, cumulées sur le terrain, qui ont mené à la refonte du parcours adhérent en 2021. Un changement structurant qui n’aurait sans doute pas émergé avec la même clarté depuis une salle de réunion.

La captation de signaux faibles n’est possible que si le dirigeant adopte une posture d’égalité réelle durant l’immersion. Il ne s’agit pas de jouer un rôle, mais de se confronter pleinement à la matière du quotidien : répondre à des e-mails sans avoir priorité, résoudre des problèmes sans appel hiérarchique, gérer son temps sans délégation possible. C’est cette expérience de friction directe qui alimente une compréhension renouvelée du fonctionnement interne.

Réconcilier vision stratégique et expérience vécue

Ce que révèle une immersion de dirigeant, c’est souvent l’écart entre la stratégie formulée et la réalité perçue. Mais cet écart, plutôt que d’être problématique, devient une source d’ajustement continu. Chez Welcome to the Jungle, l’un des cofondateurs a ainsi intégré l’équipe éditoriale pendant une semaine, à un moment où l’entreprise réfléchissait à une diversification de ses formats. L’immersion a permis de réorienter certains projets vers des formats plus simples, mieux alignés avec les capacités internes. Cette redéfinition n’aurait sans doute pas eu lieu si la décision était restée cantonnée au niveau stratégique.

Pour les dirigeants qui osent ce type d’expérience, il ne s’agit pas d’un exercice symbolique. C’est une méthode d’alignement, un outil de pilotage vivant. Revenir sur le terrain, c’est aussi redonner du sens aux décisions prises en haut. Et parfois, redécouvrir que les meilleures idées ne viennent pas d’un séminaire stratégique, mais d’un poste de travail, entre deux urgences du quotidien.

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