Monter un projet avec un ami, c’est prendre le risque d’un double engagement : celui du travail et celui du lien. Les tensions naissent vite quand la dynamique de création bouscule des habitudes relationnelles établies. Pourtant, plusieurs histoires montrent que la confrontation, loin de rompre les attachements, peut servir à les clarifier. Ce que les projets révèlent — ambition divergente, besoin de reconnaissance, attentes mal exprimées — ne détruit pas forcément l’amitié. À condition d’être formulé, assumé, et mis au travail.
Derrière la complémentarité, le besoin de clarté
En 2017, Alice Zagury et Oussama Ammar pilotent ensemble The Family, une structure qui a profondément marqué l’écosystème tech français. L’entente entre les deux fondateurs, à la fois stratégique et personnelle, est l’un des moteurs du projet. Mais en 2021, la séparation est brutale, publique, juridiquement conflictuelle. Pour autant, Alice Zagury refuse d’en faire une trahison personnelle. Dans plusieurs prises de parole, elle explique avoir été confrontée à un désalignement profond, non sur l’ambition, mais sur les principes de gouvernance.
Cette dissociation entre désaccord professionnel et lien affectif n’a pas empêché la tension, mais elle a permis à la structure de survivre à l’éclatement. Les équipes ont été reprises, la mission clarifiée, et l’héritage digéré. Pour elle, cette rupture a mis en évidence un élément central : la complémentarité ne suffit pas. Il faut un pacte explicite sur la manière de décider ensemble, de se parler dans le désaccord, de poser des limites. L’amitié, si elle existe, n’est pas une garantie — c’est une matière à manier avec précision.
Un désaccord structurant, pas destructeur
Chez Cheek Magazine, média fondé par trois amies en 2013, les divergences arrivent rapidement après les premières années de publication. Objectifs éditoriaux, stratégie de développement, équilibre financier : les visions s’éloignent. L’une des cofondatrices quitte le projet, dans un contexte tendu mais sans rupture humaine. Plusieurs mois plus tard, les trois femmes continuent à se voir régulièrement. Elles reconnaissent avoir appris à exprimer leurs désaccords sans les charger d’émotion excessive.
Ce qui a préservé le lien n’est pas l’absence de conflit, mais la possibilité de l’exprimer dans un cadre clair. Le média, de son côté, poursuit son développement dans une configuration allégée, avec une gouvernance repensée. Ce départ, loin d’avoir été une défaite, a permis à chacune de retrouver une posture plus juste, sans renier l’histoire commune. L’épreuve a servi de catalyseur pour redéfinir les contours de la relation personnelle, en dehors des contraintes du projet.
Révéler les différences de tempo
Lorsque les fondateurs de la startup Ticket for Change décident de lancer le programme entrepreneurial du même nom, ils partagent une vision forte : démocratiser l’engagement professionnel. Mais très vite, les dynamiques personnelles se heurtent au rythme du projet. Certains veulent accélérer, lever des fonds, étendre rapidement le modèle. D’autres souhaitent préserver un ancrage pédagogique, plus lent, plus ancré dans l’expérimentation.
La tension monte, jusqu’à nécessiter une médiation externe. Plutôt que d’éclater, le collectif accepte de redessiner la gouvernance. Une codirection est mise en place, les rôles sont redéfinis, et les zones d’autonomie sont clarifiées. Cette reconfiguration permet au projet de tenir dans le temps, mais elle évite surtout la confusion entre divergence de vision et remise en cause de la relation. Les membres fondateurs en parlent comme d’une “crise utile”, qui a renforcé la confiance mutuelle tout en acceptant une part d’incompatibilité structurelle.
Apprendre à se dire les choses
L’expérience de Make.org, plateforme de mobilisation citoyenne, montre une autre facette du sujet. En phase de démarrage, plusieurs membres de l’équipe fondatrice sont liés par des affinités personnelles anciennes. Le passage de l’idée à la structuration juridique puis à l’exécution opérationnelle fait apparaître des tensions : certaines personnes se sentent mises de côté, d’autres ne trouvent pas leur place dans l’organigramme émergent.
Le déclic survient lors d’un séminaire interne, au cours duquel une session est consacrée à la “contribution perçue” de chacun. L’exercice, risqué, permet à plusieurs membres d’exprimer leur inconfort — parfois pour la première fois. Ce moment de bascule n’efface pas les frustrations, mais il permet d’éviter les non-dits destructeurs. Certains quittent l’opérationnel, d’autres changent de rôle. Tous restent impliqués dans le projet, à des degrés divers. L’équipe découvre que le lien personnel ne s’abîme pas lorsqu’il est confronté — mais lorsqu’il est nié.
Quand l’échec renforce le lien
Dans l’univers associatif, le cas de Diversidays est régulièrement cité. L’association, fondée par Mounira Hamdi et Anthony Babkine, a connu une forte exposition médiatique dès ses débuts. Le rythme de croissance, les responsabilités nouvelles, la structuration rapide ont mis à l’épreuve leur équilibre relationnel. Mais face à ces pressions, ils ont choisi de se faire accompagner en coaching de binôme, non pas à cause d’un conflit, mais pour anticiper l’usure. Cette démarche préventive a permis d’installer des temps de parole réguliers, d’ajuster la répartition des tâches et de préserver une transparence dans les désaccords.
Cette vigilance permanente est devenue un pilier de leur gouvernance. Le lien personnel est entretenu, non parce qu’il est prioritaire sur le projet, mais parce qu’il en conditionne la solidité. Loin des modèles fusionnels, ce duo incarne une amitié structurée, outillée, capable d’absorber les pics de tension sans dérapage affectif.
Faire place à l’ambivalence sans chercher à la résoudre
Chez Murfy, entreprise de réparation d’électroménager, les deux cofondateurs ont traversé une période de désaccord prolongé sur la stratégie de développement territorial. L’un était favorable à une expansion rapide, l’autre à une consolidation locale. Aucun n’a quitté le projet, mais la relation de travail a changé : plus de distance, moins de spontanéité, des zones de coopération redéfinies. Ce nouveau fonctionnement, plus compartimenté, n’a pas entamé leur lien personnel. Il l’a déplacé. Les espaces d’échange sont devenus plus ritualisés, les décisions plus formelles. Ce n’est pas le retour à une entente parfaite, mais une nouvelle forme de collaboration, plus respectueuse des différences de tempo.
Ces ajustements, souvent invisibles de l’extérieur, permettent à certains binômes de durer sans se diluer. Le projet cesse d’être un lieu d’identification personnelle totale. Il devient un terrain partagé, où coexistent parfois des logiques incompatibles. C’est cette coexistence qui, lorsqu’elle est assumée sans volonté de fusion permanente, permet de maintenir une relation vivante, même traversée de tensions. Le lien n’est plus à protéger à tout prix, mais à habiter avec lucidité.