Interview croisée de Julien Castel et Pierre Francis, cofondateurs de Vitalliance, entreprise spécialisée dans l’aide à domicile pour les personnes âgées et dépendantes, qui lance le premier réseau professionnel d’auxiliaires de vie.
Expliquez-nous comment, d’une rencontre en kitesurf, vous avez décidé de créer votre boîte ?
Julien : La création d’une entreprise est une conjonction entre vie professionnelle et vie personnelle. Avant 2004, je travaillais en tant qu’avocat d’affaires dans des cabinets américains. Je ressentais un manque d’épanouissement personnel et j’avais au fond de moi une envie de dynamique entrepreneuriale qui ne demandait qu’à se développer.
Pierre : Nous nous sommes rencontrés au moment où j’ai vendu la boîte dans laquelle j’étais associé minoritaire et développeur informatique depuis ma sortie d’école. Je faisais du kitesurf sur une plage de Normandie. Julien est passé en voiture quand je remballais mon matériel, il voulait essayer.
Julien : C’est vraiment un pur hasard ! J’ai hésité à faire demi-tour. Si je ne m’étais pas arrêté, nous n’en serions pas là 10 ans après. Après, tout est monté en puissance. Au bout d’un an, on discutait de nos vies… et d’entrepreneuriat !
Fin 2004, vous vous lancez. Comment se sont passés la création et le financement de l’entreprise ?
Julien : J’ai eu la chance de séduire au niveau capitalistique un investisseur qui a mis un premier ticket de 30 000 euros dans le projet. J’avais déjà travaillé avec lui en tant que bagagiste dans un de ses hôtels. Ce capital d’amorçage m’a permis de présenter six mois plus tard une offre cohérente de services et de faire les premiers recrutements. À partir de là, nous avons lancé la deuxième phase : lever des fonds. Pierre est monté officiellement à bord et a investi de l’argent en tant qu’associé. Nous sommes allés chercher un deuxième ticket de 200 000 euros auprès d’un autre investisseur particulier. Nous avons ouvert notre première agence en région en 2008, à Cannes. Aujourd’hui, nous avons 35 agences en propre et 2 000 collaborateurs.
Vous avez choisi le déploiement de réseau en propre. Pourquoi ?
Julien : Notre secteur, spécialisé dans la dépendance, se prête beaucoup plus, selon nous, au développement en propre. Le critère humain est déterminant pour la réussite du métier. En déployant des agences, nous restons très proches des directeurs, ce qui garantit la qualité de la prestation et une uniformisation au niveau humain.
Pierre : Notre capacité d’ouverture s’accélère avec le temps et au fur et à mesure qu’on grandit, chaque nouvelle agence doit être absorbée. Il faut aussi former, coordonner et accompagner les équipes. L’idée, c’est de grignoter le territoire français qui est gigantesque. Nous ne sommes pas si loin de nos débuts. Le marché de la dépendance représente plus de 10 milliards d’euros et va augmenter avec le vieillissement de la population française !
Comment vous démarquez-vous de la concurrence ?
Pierre : Nous oeuvrons sur des missions lourdes et compliquées qui font appel à la technique et à l’humain. Mais c’est en se spécialisant qu’on fait bien les choses et qu’on arrive à se démarquer. Nous avons investi, depuis le début, 2 millions d’euros dans la R&D en embauchant cinq personnes qui font du développement à plein temps et qui ont permis de mettre au point une sorte de « Viadeo Vitalliance » qui regroupe aujourd’hui plus de 42 000 auxiliaires de vie actifs et candidats en France. Nous leur avons fait passer des tests de personnalités très poussés pour dresser un profil précis de leurs compétences techniques et psychologiques, ce qui nous permet de mettre en place des missions ciblées en moins de 2 heures.
Julien : Nous sommes un facilitateur de vie quotidienne et nous croyons à l’innovation qui n’est pas juste technologique. Comme dans tous les métiers, si nous n’innovons pas, nous mourrons…
Pierre : L’outil est tellement performant en termes de gestion de carrière que nous avons décidé de pousser l’offre à l’extérieur et de la marketer. C’est l’extension naturelle de ces 2 millions d’euros d’investissement. Nagora pro, lancé en septembre, est un réseau social professionnel comme LinkedIn ou Viadeo qui uniformise le marché et qui pallie le manque de reconnaissance de professionnalisme chez les auxiliaires de vie. Ils peuvent y publier leurs évaluations, leurs certifications, leur carrière professionnelle…
Ce n’est pas se tirer une balle dans le pied ?
Pierre : Je crois vraiment que ça va faire un carton ! Nous avons un rôle de navire amiral dans le domaine. Nous devions ouvrir Nagora pro. Comme les autres réseaux, le noyau est gratuit. Les options supplémentaires restent payantes.
Julien : Nous voulons aussi développer un réseau en B to C d’ici la fin de l’année. Forcément, nous allons perdre des clients qui voudront passer en direct. Mais le marché est tellement immense, qu’un autre acteur va le faire un jour. Qui peut le lancer actuellement à part nous ?
Avez-vous reçu des propositions de rachat ?
Julien : Nous sommes en discussion avec une vingtaine de fonds d’investissement mais ce n’est pas un projet qui nous intéresse.
Pierre : Cette option nous paraît trop court terme. La logique d’un fonds d’investissement se conçoit sur 2 ou 3 ans. À cause des marges trop minces, la logique de Vitalliance s’établit sur 5 ans minimum. Pour faire du bon boulot, il faut du temps, beaucoup de travail et de la concentration.
Quelle est la principale difficulté dans votre domaine ?
Julien : Le droit français ! Nous gérons 2 000 personnes en France et la pression au niveau de l’administration est gigantesque. Sans parler des règles juridiques et du droit du travail qui évoluent 2 à 3 fois par an. Pour nous aider, face au risque social auquel nous sommes très exposés, nous avons recruté deux cabinets d’avocats spécialisés en droit individuel et en droit collectif. L’entreprise est économiquement saine mais les difficultés internes viennent de l’extérieur. Nous avons 17 agences sous inspection du travail permanente. Plus nous devenons une grosse entreprise, plus nous sortons la tête de l’eau et plus nous sommes une cible.
Pierre : Ça ressemble un peu à la complainte de l’entrepreneur mais c’est tellement vrai…